Qu'est-ce qui vous prouve que cet article n'a pas été rédigé par Xavier Dupont du Ligonnès? Rien. Ou pas grand-chose. Hélas, il y aura toujours une infime miette d'inconnu ne permettant pas d'étouffer pleinement une absurdité. Ce chemin de pensée est d'ailleurs la seule arme à disposition des fanatiques des théories du complot.
Tenez, un exemple tout frais: lundi soir, une vidéo de Kate Middleton a été divulguée par The Sun, prouvant enfin que, malgré une silhouette passablement amaigrie, la princesse de Galles n'a pas été enterrée discrètement dans le jardin de Kensington par Charles et William. Dans la foulée de cette publication, les réseaux sociaux ont pourtant refusé cette vérité en bloc.
«This is NOT Kate.»
«Encore un montage. Le mystère s'épaissit!»
«Sa démarche n'est pas la même.»
«Son oreille est plus grande sur la vidéo.»
Sorry not sorry, but la princesse est bien en convalescence et la royauté a méchamment salopé sa communication. Voilà tout. Boring, n'est-ce pas? Car la disparition de Kate est bel est bien une fiction. Sa mort, son enlèvement par de petits hommes verts, aussi. Le problème, c'est que la fiction est avant tout une arme de divertissement massive. Quand la réalité d'une personnalité devient aussi peu excitante que notre vie quotidienne, la tentation de la catapulter dans une série Netflix est immense.
Sur la plateforme d'Elon Musk, les hypothèses, les spéculations et les rebondissements sont si denses, si créatifs et parfois si drôles que l'on se croyait dans Friends. Qu'on le veuille ou non, le «Gate Middleton» est une distraction, un défouloir, un plaisir que l'on s'offre à la machine à café, entre deux arrêts de métro, à l'apéro du soir.
D'ailleurs, les réflexes sont peu ou prou les mêmes que ceux d'une mamie vautrée devant Plus belle la vie. Sans oublier que nous sommes nombreux à redouter la fin d'un feuilleton qui nous a longtemps tenus en haleine. Où est Kate est une série participative en 1012 épisodes, dont tout le monde espère déjà une deuxième saison. Si bien qu'une vidéo amateur de mauvaise qualité n'aura jamais le pouvoir de dévier l'opinion publique de sa soif de suspens. Le réel, ici, ne serait rien d'autre qu'un peine à jouir qu'il s'agit d'ignorer.
A peine moins populaire que le feuilleton royal, une vieille et infâme théorie voudrait que la première dame française soit en réalité un homme. Pour faire court, Brigitte serait née Jean-Michel Trogneux et «l'Etat profond», forcément piloté par le président de la République, s'efforcerait à cacher la transidentité de Madame Macron.
A quelle fin? Aucune idée.
Il faut dire que les conspirationnistes francophones, souvent d'extrême droite, souvent pro-russes, ne s'embarrassent pas d'un quelconque mobile. Brigitte est un homme (parfois même un «transsexuel pédo-criminel») et Macron ment effrontément. Un point, c'est tout. Mais, là encore, les nombreuses pièces factuelles attestant de l'identité sexuelle de l'amoureuse d'Emmanuel ne sont pas en mesure d'apaiser l'esprit des dangereux hurluberlus. Car, oui, ces trolls politisés sont autrement plus nocifs que les spectateurs divertis par la disparition de Kate.
Pour le volet grand public, il a fallu attendre l'arrivée de la cavalerie américaine et la vidéo d'une dénommée Candace Owens, puissante propagandiste d'extrême droite, proche de Donald Trump. Et quand les Américains empoignent l'innommable, ça devient tout de suite le «Brigitte Gate» et...
Comme toujours, aucune preuve ne viendra étayer la suspicion déblatérée par Candace Owens. Mais si l'affaire va prendre une ampleur populaire de l'autre côté de l'Atlantique, c'est surtout à cause du mythe tenace et complotiste qui voudrait que «les élites du parti démocrate soient sexuellement dégénérées et moralement perverties», analyse le spécialiste Tristan Mendès France, dans L'Express. La «contagion du doute», comme l'appelle le sociologue français Gérald Bronner, est un ingrédient indispensable à la survie d'un mensonge.
Or, à l'instar de la photo de famille trafiquée par Kate elle-même, c'est la première déclaration publique d'Emmanuel Macron, la semaine dernière, qui mettra le feu aux poudres américaines. Si le président avait discrètement traîné deux femmes en justice, pour diffamation et transphobie, le fait qu'il braque lui-même la lumière sur cette fausse information, «sans pour autant apporter de preuves», l'a rendue plus tangible encore pour les individus à l'origine de la conspiration: «Le pire, ce sont les fausses infos et les scénarios montés avec des gens qui finissent par y croire».
Non seulement «les gens finissent par y croire», mais ils sont disposés à y croire. Moins par suspicion de coup monté d’un Etat profond, que pour tromper l'ennui. Il faut d'ailleurs distinguer les complotistes néfastes et influents d'un grand public qui fantasme sans le moindre dessein politique. Heureusement, aucune grande chaîne de télévision américaine n'a eu l'idée d'offrir à Candace Owens la possibilité de propager plus largement ses délires.
Hélas, plusieurs émissions françaises populaires ont succombé à cette tentation de convier une autre inconvenance. Depuis quelques jours, la sœur de Xavier Dupont de Ligonnès peut laisser gambader librement ses graves fantaisies sur le destin de son frère, sans la moindre chicane sérieuse.
Pour faire court (encore une fois), Christine Dupont de Ligonnès est persuadée que son frère n'a pas froidement assassiné les membres de sa famille, qu'ils sont sains et saufs aux Etats-Unis, après l'exfiltration de Xavier par la CIA. Les cinq corps retrouvés sous la terrasse familiale? «Une mise en scène des services secrets américains».
Plus c'est gros, plus ça passe? Apparemment.
Il y a une semaine, dans l'émission de Léa Salamé Quelle Epoque!, ou lundi soir sur BFMTV, les journalistes n'ont dégainé que des yeux exorbités et des exclamations dignes des grandes heures de Cyril Hanouna. Face à eux, pourtant, une femme soupçonnée de diriger une secte fondée il y a des décennies par la maman de la fratrie. Et, surtout, une théorie à dormir debout, étant données les preuves accumulées dans cette affaire.
Sur les plateaux, Christine est calme, (trop?) souriante, presque sympathique. Le ton est posé, aucune agressivité ni volonté d'imposer coûte que coûte ce que Léa Salamé nomme trompeusement «sa vérité». Elle aurait simplement mené «son enquête» personnelle, dont elle est vivement autorisée à livrer «ses conclusions» à des heures de grande écoute. Cet étrange jargon policier sera d'ailleurs fatal et profitera évidemment à la sœur, puisque personne n'aura l'idée de la confronter ou de la contredire avec une fermeté suffisamment crédible.
Le grand public n'a pourtant jamais attendu l'avènement déplacé de Christine Dupont de Ligonnès pour propager ses propres conjectures. Les zones d'ombre qui infestent la disparition de l'assassin présumé donnent lieu, depuis treize ans, aux scénarios les plus improbables. Les ravages du temps effacent peu à peu la réalité d'un crime effroyable, laissant sa place au mystère quasi hollywoodien d'une cavale éternelle. Qu'on le veuille ou non, L'affaire XDDL est devenue une distraction, un défouloir, un plaisir coupable que l'on s'offre à la machine à café, entre deux arrêts de métro, à l'apéro du soir.
Oui, tout comme le «Gate Middleton».
Probablement parce que, ici, la réalité est insoutenable. Parce que l'humour noir est un bouclier. Parce que la nouvelle vie de Xavier Dupont de Ligonnès est plus excitante que son banal décès. Parce que c'est devenu, là aussi, une fiction. Pour des millions de gens, retrouver réellement sa trace ou son cadavre reviendrait à faire le deuil d'un fantastique feuilleton. Alors, d'ici là, on aligne les épisodes. Depuis plusieurs années, un compte Twitter supposément tenu par Xavier fait quotidiennement la joie des internautes. Le 14 mars dernier, ce compte a évidemment réagi à la sortie du livre polémique de sa sœur Christine.
En début d'année, l'écrivain Romain Puértolas a même «résolu l'affaire Dupont de Ligonnès», dans une enquête romancée et savoureuse. Sans oublier les documentaires successifs qui empruntent sans sourciller les codes du polar pour nous faire frissonner plus que de raison.
Et personne ne pourra jamais rien contre l'imagination débordante et (souvent) inoffensive du grand public. Le danger devient en revanche immédiat lorsque des médias majeurs et télévisuels se laissent happer par cette excitation populaire sans queue ni tête. Soigner son audience en ouvrant un boulevard à Christine Dupont de Ligonnès revient à valider ses fumeuses théories.
Enfin, comme une petite, mais sévère leçon à tout cela, le puissant provocateur d'extrême droite Tucker Carlson a été puni pour sa gourmandise de trop. Ce week-end, croyant interviewer en exclusivité l'employé royal à l'origine du montage photo de la famille de Kate Middleton, l'Américain a été piégé par deux stars du genre, Josh & Archie. Comme quoi, la fiction aura toujours besoin d'un peu de vérité pour se propager.
We Pranked Tucker Carlson... pic.twitter.com/pGceMRn26t
— Josh Pieters (@joshua_pieters) March 14, 2024