Il faut croire que cela porte malheur. En 2018, interrogé par une radio tunisienne, un investisseur français affirmait que la Tunisie, qui a fait sa révolution en 2011 en renversant le dictateur Ben Ali, lançant la séquence des «printemps arabes», avait des chances d’être un jour la «Suisse du Maghreb». C’est ce qui s’appelle avoir le mauvais œil. Autrefois appliquée au Liban, la comparaison élogieuse n’a pas résisté à l’épreuve de la descente aux enfers de la «Suisse du Moyen-Orient».
Votée par référendum le 25 juillet, la nouvelle constitution tunisienne, faite à la main du président Kaïs Saïed, 64 ans, ancien professeur de droit constitutionnel, élu dans la ferveur en 2019 sur un programme anti-élite et anticorruption, n’est pas des plus engageantes d’un point de vue démocratique. D’un régime parlementaire, la Tunisie passe à un régime hyperprésidentiel, potentiellement autoritaire, craignent certains. En effet, le nouveau texte concentre les pouvoirs dans la personne du chef de l’Etat.
La Suisse l'a bien compris ainsi. Elle est inquiète. Voici sa réaction officielle, transmise jeudi à watson par le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE):
«Kaïs Saïed ne se voit pas comme un dictateur», note Nedra Cherif, chercheuse indépendante, spécialiste des processus de transition politique dans le monde arabe, jointe par watson. «Il dit avoir besoin de plus d’autorité pour pouvoir faire les réformes, en particulier dans les secteurs économiques et sociaux», observe la chercheuse franco-tunisienne.
Approuvée par 95% des voix, mais seuls 27,5% des inscrits ont pris part au vote, «la nouvelle constitution tranche avec celle de 2014 post-Ben Ali, à la fois dans son contenu et dans la manière dont elle a été élaborée», relève Nedra Cherif.
La Tunisie, douze millions d’habitants, près de quatre fois la superficie de la Suisse, n’a pas connu de grand bond en avant économique depuis sa «révolution de jasmin» en janvier 2011, déclenchée par le suicide d’un déshérité, fin 2010, à Sidi Bouzid, dans le centre abandonné du pays. Elle a pourtant bénéficié de l’aide occidentale: Allemagne, Suisse, France, entre autres, ont mis sur pied des programmes spécifiques.
Pourquoi cela n’a-t-il pas marché? Il y eut le terrorisme en 2015 qui décapita momentanément le tourisme, puis, quand les choses commençaient à reprendre de ce côté-là, vinrent les années de Covid, qui replongèrent le pays dans la crise. Mais ce ne sont pas là les seules raisons.
La petite musique du «c’était mieux avant» a commencé à se faire entendre d’une partie des citoyens. Le régime parlementaire né de l'après-2011 a été associé à la stagnation, à une forme de gabegie, suscitant un sentiment d’injustice, des insatisfactions dont a su tirer profit Kaïs Saïed. Une sorte de «monsieur mains propres» de la politique tunisienne, quand les islamistes du parti Ennahda, qui ont tenu leur revanche après le renversement de Ben Ali, sont apparus comme responsables ou coresponsables des déboires accumulés par la Tunisie en une dizaine d’années.
«Economiquement», reprend Nedra Cherif, «Kaïs Saïed veut favoriser l’emploi de la jeunesse, frappée à 40% par le chômage, en aidant à la création d’entreprises, le tout dans une perspective locale».
Sur un plan symbolique, l’article 5 de la nouvelle constitution inquiète les défenseurs des libertés. Alors que la loi fondamentale de 2014 avait produit un subtil compromis entre reconnaissance de la liberté de conscience et déclaration d’appartenance à la sphère islamique, celle qui régit à présent le pays dispose que «la Tunisie est partie intégrante de la nation musulmane» et que «seul l’Etat œuvre à concrétiser les finalités de l’Islam, soit la préservation de l’entité humaine, de l’honneur, de l’argent, de la religion et de la liberté». Elle fait par ailleurs mention de «l’appartenance maghrébine» de la Tunisie et de «la famille en tant cellule fondamentale de la société».
Ces dispositions identitaires sont dans la continuité du discours qui avait fait la popularité de Kaïs Saïed lors de son élection à la présidence de la République, il y a trois ans. «C’est une rhétorique tiers-mondiste et souverainiste», constate Nedra Cherif, qui invite à «bien lire» ces articles, en particulier le cinquième portant sur l’islam:
Une manière, sans doute, aussi, d'imposer un «universel musulman», afin de montrer que la Tunisie ne saurait être redevable à l’Occident en matière de grands principes.
Il n’empêche, cette affirmation d'un islam identitaire fait craindre pour les libertés des «minorités».
«J’ai peur pour elles», confie Hassan*, 34 ans, originaire de Gafsa, dans le centre-ouest de la Tunisie, également joint par watson:
Comme les presque trois-quarts du corps électoral tunisien, Hassan a «boycotté» le vote du 25 juillet sur la nouvelle constitution. Le jeune homme n’en souhaite pas moins la réussite de Kaïs Saïed sur un plan économique, «pour la jeunesse». «On verra dans cinq ans», dit-il.
*Prénom modifié