Marioupol, Ukraine, mercredi 9 mars. «Seule ville d’où les gens n’ont pas pu sortir de l’enfer.» Les fosses communes se creusent au rythme des assauts russes. Ce jour-là, un raid aérien sort du lot: l'hôpital pédiatrique se retrouve défiguré par une offensive particulièrement féroce. Le bilan provisoire est d'une rigueur chirurgicale: «Dix-sept adultes ont été blessés parmi le personnel hospitalier». Les agences de presse tiennent rapidement à préciser qu'il n'y a «aucun enfant parmi les blessés. Et aucun mort.»
Quand soudain:
L'horreur, figée, mais encore bouillante. Une façade déchirée par l'attaque. Les fenêtres vomissent une poignée de climatiseurs, des ustensiles médicaux et de la mousse isolante. Des gravats récents, des éclats de verre, un silo de fumée rance et des branches calcinées terminent l'arrière-plan. Le ciel est verrouillé. Tout est noirâtre. Et ça pue la mort.
Au centre, cette jeune femme. Enceinte et manifestement touchée à l'abdomen. Elle est allongée sur une couverture enfantine qui kidnappe le regard. On voudrait même y voir les contours d'une fraise. C’est que personne n'a vraiment l'habitude d'apercevoir un brancard chamarré au beau milieu d'une désolation monochrome. Un brancard, qui plus est militaire, c'est kaki, un point c'est tout.
(Les couleurs n'ont souvent rien à faire dans un drame.)
Autour, cinq hommes s'affairent à mettre la jeune femme en sécurité. Mais rien, dans cette image, n'intime véritablement à les remarquer.
La scène aura probablement duré quelques secondes. Et l'histoire de cette photographie aurait pu s'arrêter là.
Sauf que l'Ukrainienne est morte.
Lundi, 14 mars.
Son bébé n'a pas survécu non plus.
Le cliché se loge immédiatement dans de nombreuses gorges occidentales et on a toutes les peines du monde à avaler notre salive. Plus tard dans la même journée, Boris Johnson dévoile même publiquement son dégoût: «Il y a peu de choses plus immorales que de cibler les personnes vulnérables et sans défense.»
C'est donc ça, un balbutiement de l'Histoire? Aurait-on devant les yeux la première image qui cristallisera durablement la violence de l'invasion décidée par Vladimir Poutine?
Lundi soir, seul avec mon estomac, je décide que cette photo symbolisera la guerre en Ukraine. Mais je n'ai pas décidé tout seul. Les symboles et le contexte sont souvent les complices parfaits d'un événement qui fait gargouiller les viscères. Un rapide coup de fil et le photo-reporter, Niels Ackermann, me confirme admirablement cette impression:
Il y aurait donc dans cette image une innocence plurielle. Une candeur en mille-feuilles plantée au beau milieu de l'enfer. Une femme, un bébé et, avec eux, la vie et la mort forcées de se chamailler sous nos yeux. Cette femme, c'est une civile «qui n'a rien demandé, victime d'une guerre qu'elle n'a pas décidée». Nathalie Herschdorfer, directrice de Photo Elysée et historienne de l'art, m'aide à comprendre. «Il est plus facile de nous identifier à cette femme sur le brancard qu'à n'importe quel soldat, aussi courageux soit-il, aussi noble que soit sa cause.»
Celle qui fut l'ancienne patronne du Musée des beaux-arts du Locle me précise, dans la foulée, que le militaire est un professionnel de la guerre. «C'est un combattant. Une fois en treillis, l’humain disparaît au profit de la mission. Si bien que se retrouver confronté à des images traditionnelles de champs de bataille ne vient pas forcément perturber notre soif de logique. Une femme enceinte qui souffre, en revanche, bouleverse totalement notre définition visuelle et émotionnelle d'une guerre.»
Le boîtier des photographes déployés au front regorge pourtant d'images de civils dévastés, choqués, blessés, déplacés. Nous voyons défiler autant de larmes que d'armes à longueur de pages web. Je me surprends soudain à m'en vouloir: pourquoi cette femme sur le brancard me bouleverse davantage que tant d'autres Ukrainiens abandonnés à leur sort?
Cet échange avec le photographe romand, grand connaisseur de l'Ukraine, ravive en moi le souvenir d'un autre destin tragique. Aylan. Ce Syrien d'à peine trois ans qui s'est noyé le 2 septembre 2015, en fuyant son pays, avant que la Méditerranée ne le recrache froidement sur les rives turques. Le cliché du petit bonhomme, son visage enfoui dans le sable, avait non seulement glacé la planète, mais nous avait remis sous le nez la réalité d'un conflit interminablement meurtrier.
Serions-nous finalement des êtres furieusement binaires, prêts à dégainer un sac de larmes, comme ça, automatiquement, devant la mort d'un enfant ou d'une femme sur le point de donner la vie? Pour Nathalie Herschdorfer, ça n'a rien d'anormal. Elle me rappelle que «dans les campagnes de recherches de fonds, les enfants sont très souvent au cœur du message. Un enfant, c'est une existence qui commence.» Niels Ackermann invoque, de son côté, la Renaissance pour contextualiser cette empathie. «A cette période, les artistes peignaient au plus près de la réalité. Les codes artistiques sont importants pour réaliser une image, pour qu'elle soit réussie. Si cette photo est aussi forte, c'est qu'elle réveille sans doute aussi nos références et notre éducation culturelles.»
Une fresque. Voilà ce que m'évoque, esthétiquement, cette image. Comme si nous avions tout sous les yeux et qu'une explication serait superflue. Tout paraît maîtrisé. Et puis ce brancard qui gobe si naturellement la lumière. Mon esprit franchit ce qui pourrait être moralement discutable: cette photo est magnifique. «Contrairement à un vidéaste, le photographe n'a qu'un bref instant pour faire tenir toute la complexité d'un événement dans une image. C'est là que peut se loger la beauté d'un cliché», décortique Niels Ackermann.
Nathalie Herschdorfer est d'accord. «Le pull de la jeune femme est clair et il y a cette couverture, unique élément de couleur, qui équilibre toute la composition. On attend d'une image qu'elle nous dise tout. Et celle-ci nous rassasie.»
Notre spécialiste embarque également notre époque, obnubilée par l'individu et les «tranches de vie», pour tenter d'expliquer pourquoi cette photo nous bouleverse plus qu'une autre. La multiplication des images et la vitesse à laquelle elles voyagent, grâce aux réseaux sociaux, nous offriraient désormais «ce qui se passe après le cliché». Selon Nathalie Herschdorfer, «il y a une quinzaine d'années, nous n'avions pas forcément accès à la suite de l'histoire. En temps de guerre, nous considérions donc instinctivement que le cliché représentait le pire moment de la vie de la personne».
L'auteur du cliché se rendait-il compte de la portée historique de son travail au moment d'immortaliser le drame? Evgeniy Maloletka, photographe ukrainien en contrat avec l'agence AP, documente la guerre depuis l'invasion. Joint par email et toujours au front, il n'a pas encore répondu. Mais Niels Ackermann ose se glisser un instant dans sa tête: «Je ne pense pas. Ces gars sont chargés de ramener quotidiennement des photos qui doivent être comprises dans le monde entier, tout en gérant leurs émotions et en assurant leur propre sécurité.»
Je referme l'image avec l'impression d'avoir pu esquisser quelques réponses. Et puis, surgit un espoir tenace: voir la guerre se terminer avant qu'une nouvelle photographie ne vienne tordre les estomacs. Et encrer les livres d'Histoire.