Le pire, c'est qu'il est sincère. Dimanche, au moment de se mettre à genoux devant Sa Majesté Taylor Swift, Donald Trump a la conviction qu'on est en train de lui arracher l'emblème de l'Amérique. Sur son réseau Truth Social, le républicain en campagne a partagé une douce colère, au point qu'on pouvait presque entendre les sanglots qui broyaient sa poitrine: «Il est impossible qu’elle soutienne Joe Biden l’escroc, le pire président et le plus corrompu de l’Histoire de notre pays, et qu’elle trahisse l’homme qui lui a permis de faire autant d’argent».
Mais de quoi parle-t-il exactement? Du Music Modernization Act, qui n'est autre que la loi la plus importante dans la jungle des droits d'auteur américains depuis des décennies. Une loi qu'il est fier d'avoir lui-même signé, le 11 octobre 2018 à la Maison-Blanche. D’autant que pour immortaliser cette décision historique, il invitera un gros nuage de journalistes et un certain Kanye West, casquette MAGA vissée sur le plot. Cette loi permettra notamment aux artistes de «disposer d'un moyen plus fiable de percevoir l'argent qui leur est dû».
Donald Trump n'a donc pas complètement tort: Taylor Swift a largement bénéficié du MMA, par exemple lorsqu'elle a entrepris de réenregistrer tous ses albums.
Trump ne s'est pas arrêté en si bon chemin. Alors que ses propres partisans considèrent aujourd'hui le couple qu'elle forme avec le tout frais vainqueur du Super Bowl comme un pur complot démocrate, il a déclaré sa flamme à ce «boyfriend», qu'il «aime bien», même s'il est «progressiste et qu’il me déteste sûrement».
Ne nous laissons pas totalement berner par ce torrent d'amour, comme s’il provenait d’un beau-père criblé de remords. Le message, publié quelques heures seulement avant le coup d'envoi de la finale, est avant tout politique. Cela dit, le chagrin, lui, est bien réel. Pour bon nombre d'électeurs conservateurs, Taylor Swift, «la fille de l'Amérique», est en train de leur filer entre les pattes.
Et cette émotion ne tombe pas du ciel.
Rembobinons déjà jusqu'à la victoire, cette nuit à Las Vegas, des Chiefs de Kansas City. Au coup de sifflet final, Taylor se rue sur la pelouse pour féliciter son petit ami, l'étrangler amoureusement et l'étouffer par des bisous à jamais immortalisés. L'image est belle, l'image est forte, l'image est patriotique. Pensez donc, la pom-pom girl populaire et le beau footballeur au sommet du sacre d'une équipe du Midwest! On peut difficilement faire plus furieusement américain. Un symbole épuisé par Hollywood dans ses teen movies et longtemps chéri par tous les conservateurs du pays autour du barbecue dominical.
Plus généralement, Taylor Swift n'est pas Britney Spears, Lady Gaga ou Billy Eilish. Pas l'ombre d'une extravagance, d'un mot qui déborde ou d'un pétage de plomb. C'est la gamine de bonne famille qui n'a jamais rasé son crâne ou montré son cul. La fille éduquée, équilibrée, polie, douée. La chanteuse de country, la chanteuse de l'hymne national. L'enfant de chœur pratiquante et dévouée. La fiancée blanche et hétérosexuelle qu'on présente à ses parents à la sortie de l'église, qui ramène un pumpkin pie et un joli sportif pour Thanksgiving.
La star populaire qui n'a jamais brandi le moindre refrain politique, se bornant à régler ses comptes avec ses boyfriends successifs, comme il s'agit de le faire au collège, entre les pages consentantes d'un journal intime. La mascotte qu'on dépose volontiers sur une rocking-chair, à côté de l'étendard américain et d'une bouteille de Jack Daniel's.
Taylor Swift, enfin, cette fille originaire d'une Pennsylvanie durablement démocrate depuis les années nonante, pour autant qu'on foule le bitume des métropoles. En 2020, Biden y arrachait la victoire avec 1,2 point d'avance. Or, dans le comté de Berks, berceau familial de la chanteuse, c'est bien Trump qui avait dominé les urnes. Comme ailleurs dans l'Etat, une fois les deux pieds en zone rurale.
Rappelons enfin que, lorsqu'elle quittait définitivement la country en 2014, elle disait aussi bye-bye à un style de musique de moins en moins masculiniste et réactionnaire. Alors que le Tennessee est viscéralement républicain, Nashville vote facilement démocrate. Une région qui a abrité les années d'étude, les premières amours, la première maison personnelle et surtout l'éveil musical de Taylor, sans qu'elle n'ait eu à dégainer la moindre protest song pour être prise au sérieux.
Détrompez-vous, il n'y a pas davantage de clichés dans ce portrait express de la «personnalité de l'année 2023», que dans le cœur des conservateurs les plus endurants. Il faut bien imaginer que quand ça beugle «Make America Great Again», c'est aussi Taylor Swift (et tout ce qu'elle est censée représenter) qui est rappelée à la niche. Si bien que dimanche, au lieu de festoyer autour du symbole des Etats-Unis, les républicains ont passé la soirée à dénoncer et tirer la gueule: la pom-pom girl de l'Amérique s'apprêterait à soutenir Joe Biden et son footballeur se dévoile en égérie de Pfizer, dans une publicité pour la dose saisonnière du vaccin contre le Covid.
Vade retro satana.
Notons aussi que la plupart des grandes figures démocrates se sont allègrement servies de Taylor Swift pour féliciter les Chiefs toute la nuit. Jusqu'à Hillary Clinton, réduisant ironiquement le héros Travis Kelce au simple petit ami.
De bonne guerre. Politique, mais de bonne guerre.
Si les amateurs de théories alternatives alignent en ce moment les complots autour de la jeune milliardaire, cela pourrait bien se résumer à un violent chagrin d'amour, à une rupture difficile, voire une trahison amoureuse. Il y a d'ailleurs beaucoup de mauvaise foi et de tristesse réelle derrière les assauts répétés du clan MAGA. Qu'elle soit tour à tour considérée comme une agente engagée par le Pentagone ou carrément la future vice-présidente de Joe Biden, les conservateurs les plus féroces ont sans doute moins peur de sa véritable influence politique que de ses racines américaines qui leur échappent.
Il faut rappeler quand dans le très dense vivier de fans de Taylor Swift, on estime que la moitié seulement serait progressiste. Les autres? Des républicains (23%) et des indépendants (23%). Bien qu'elle défende bruyamment les droits de la communauté LGBT ou l'avortement et se range machinalement derrière «des candidats qui œuvrent pour les droits de l'homme», elle peut difficilement se permettre de braquer la moitié de la population américaine. On ne remplit pas plusieurs dizaines de stades avec des militants d'extrême gauche.
Il y a deux semaines, Newsweek révélait une étude selon laquelle 18% des «Swifties» se disent «plus susceptibles» ou «nettement plus susceptibles» de voter pour un candidat soutenu par la chanteuse. Du pain béni pour papy Biden? Très relatif, puisque 17% des sondés s'estimaient également «moins susceptibles de voter pour un candidat soutenu par Taylor Swift». Autrement dit, un partout, balle au centre et, surtout, la preuve que la superstar draine simplement tous les regards.
En revanche, Madame est pourvoyeuse d'énergie, tel un bon shot de gingembre. Si bien qu'en adoubant la campagne Biden-Harris, elle secouerait en premier lieu quelques motivations en interne. Empêtré dans ses dramatiques bourdes cognitives, le locataire de la Maison Blanche en aurait cruellement besoin.
Si, en 2024, Taylor Swift est devenue ce paratonnerre de toutes les joies et de toutes les frustrations, ce n’est pas tant parce qu’elle votera démocrate en novembre ou qu’elle déteste Donald Trump. C'est l'Américaine type à un moment T. Plus qu'un bête compromis utile, elle est le modèle de réussite d'une génération écartelée entre ses valeurs et ses actes. Au grand dam des activistes politiques de tout bord, Taylor n'est ni une adolescente dégenrée ni une patriote dérangée. Mais à l'instar de l'indice Big Mac, elle est suffisamment stable et fiable pour incarner tout et son contraire, du punching-ball à la parfaite électrice.
Et puis, rappelez-vous qu'il y a dix ans, la jeune femme était considérée comme une «déesse aryenne» par plusieurs groupuscules néonazis des Etats-Unis. En cause, «sa blondeur, sa silhouette élancée et ses racines country». Le rêve américain, ce fantasme toujours aussi bordélique, n'a pas dit son dernier mot.