Joe Biden est fâché. Très fâché. Fâché comme ce papy qui perd un peu la boule, mais refuse d'accepter la réalité. Les EMS regorgent d'aînés qui piquent une colère noire lorsqu'on doit leur rappeler le prénom du petit dernier. Bien sûr, personne n'accueille avec allégresse les ravages du temps. Joe Biden, lui, n'est pas encore en maison de retraite. Il est dans l'antichambre d'une réélection et à la tête de la plus grande puissance mondiale. Alors, on peut le comprendre. S'il venait à reconnaitre que sa mémoire flanche et que son esprit se brouille, c'en est terminé de sa campagne. Le hic, c'est que le monde a de moins en moins besoin de son diagnostic pour se rendre compte que quelque chose ne tourne pas rond.
Jeudi, le procureur spécial Robert Hur, chargé d'enquêter sur sa gestion des informations classifiées lorsqu'il était vice-président, a délivré un rapport piégé qui a surpris tout le monde. Tout en recommandant de ne pas «engager de poursuites», il a justifié ses conclusions en précisant que Joe Biden est un «homme âgé, bien intentionné, avec une mauvaise mémoire». Rendez-vous compte: l'homme censé être le plus puissant du monde, ne serait même plus en état de faire face à la justice.
Alors, oui, Joe Biden est fâché. Il a même perdu son sang-froid lorsqu'il a découvert, à la page 212 de ce rapport, que le procureur suggérait qu'«il ne se souvenait pas, même après plusieurs années», de la mort de son fils Beau.
En vérité, c'est pire qu'une cinglante humiliation. Les conclusions de Robert Hur catapultent les capacités cognitives du président au cœur de sa campagne présidentielle. Ce n'est plus seulement Donald Trump qui le harcèle sur son âge ou des alliés de parti discrètement inquiets pour sa santé. C'est un procureur spécial qui réduit, en quelques mots dévastateurs, le candidat à un brave petit vieux qui sucre les fraises. En une fraction de seconde, le pire cauchemar de Joe Biden s'est installé durablement dans l'aile Ouest de la Maison-Blanche.
Jeudi soir, sur le vif et la défensive, il a donc libéré sa colère devant un parterre de journalistes médusés. Si Robert Hur en a bien sûr pris pour son grade, une fois en privé, le président aurait mitraillé les médias, qu'il juge coupables d'avoir propager «la rumeur insistante qu'il n'était plus à la hauteur de la tâche», nous dit Politico. Après avoir confondu un étrange Mitterrand d'Allemagne avec Emmanuel Macron et juré s'être entretenu avec un Helmut Kohl pourtant mort et enterré, Joe Biden a pris le président de l'Egypte pour celui du Mexique. Et, ce, quelques secondes seulement après avoir éructé contre ceux qui osent mettre sa lucidité en doute.
Le malaise est immense et l'addition extrêmement salée pour celui qui est censé incarner le dynamisme des Etats-Unis. Dans le clan démocrate, on rejette violemment les conclusions du procureur spécial, osant même parfois sous-entendre qu'une force obscure et conservatrice aurait agi de l'intérieur. A l'image de Tommy Vietor, l'ancien porte-parole du président Obama.
Robert Hur clearly decided to go down the Jim Comey path of filling his report absolving Biden of criminal activity with ad hominem attacks, like calling him an "elderly man with poor memory." Not remotely subtle. Just a right-wing hit job from within Biden's own DOJ. Wild.
— Tommy Vietor (@TVietor08) February 8, 2024
Dans l'entourage du président, on est bien obligé de suivre la ligne du patron. Alors, on dément, on esquive, on botte en touche, on fait bloc. La porte-parole de la Maison-Blanche est allée jusqu'à dire que «ça arrive à tout le monde», d'avoir un petit trou de mémoire. Certes, une stratégie de défense d'une fiabilité très relative, mais les alternatives manquent.
Ces derniers mois, bien que Joe Biden aligne les rencontres officielles et les déplacements dans tout le pays, ses discours sont réduits au strict minimum. Quelques minutes, soigneusement gainées, sans doute pour éviter le pire. Dimanche prochain, alors qu'il pourrait bénéficier d'une audience monstre, le président se privera pourtant de la classique interview qui précède le Super Bowl, pour la deuxième fois consécutive.
Si, en 2023, il avait pu se planquer derrière le fait que la chaîne conservatrice Fox News retransmettait l'événement, cette fois, il s'agirait d'offrir «une pause au public américain», pour ne pas le «fatiguer de la politique». Selon CNN, son équipe de campagne jugerait même cet exercice «totalement has-been», lui préférant «TikTok et les podcasts». On aurait envie d'y croire très fort si, désormais, chaque prise de parole du président n'était pas de telles bombes d'approximation.
Les démocrates, embourbés dans un mélange tenace d'appréhension et de déni, prient en silence pour que Joe Biden tienne le coup jusqu'au 5 novembre. Ils comptent aussi beaucoup sur la justice pour stopper définitivement l'envol de l'adversaire Donald Trump. Hasard du calendrier, c'est également jeudi que la Cour suprême des Etats-Unis s'est montrée prête à rejeter la disqualification automatique du républicain pour insurrection.
Neuf mois, c'est à la fois très court pour faire campagne et affreusement long pour un homme de 81 ans qui se déplace difficilement et perd chaque semaine quelques plumes de crédibilité. Maintenu dans un étrange coma artificiel pour le protéger d'un dérapage fatal, Joe Biden sera pourtant contraint de mettre les bouchées doubles s'il veut s'assurer le soutien de sa base. Oui, le serpent va se mordre la queue.
On peut alors avoir une pensée pour le peuple américain, qui se retrouve désormais entre un homme trop vieux pour être inquiété par la justice et un homme trop inquiété par la justice pour réaliser qu'il n'est plus tout jeune.