Au départ, une fâcheuse mésaventure que toute personnalité traverse un jour sur les réseaux sociaux. La semaine dernière, une demi-douzaine de clichés de Taylor Swift ont fait irruption sur la bande passante. L'atmosphère qui s'en dégage est aussi torride qu'obsessionnelle. On y découvre la star griffée aux couleurs des Chiefs de Kansas City, alignant les gymnastiques sexuelles, sous les encouragements moites et appuyés de sportifs bien bâtis.
Des photographies sexistes, dégradantes et, sans grande surprise, trafiquées. Armé d'une bête intelligence artificielle disponible sur le marché, un gang de graphistes anonymes a ensuite inondé Telegram du fruit de ses méfaits. Il faudra en revanche attendre que les œuvres se retrouvent en liberté sur la plateforme d'Elon Musk, pour que cette muflerie se transforme en scandale national. Il faut dire qu'en l'espace d'une demi-journée, l'image la plus populaire a croisé les pupilles d'au moins cinquante millions d'internautes. Un succès qui a surpris jusqu'aux responsables de l'obscure expédition.
Bien que les montages incriminés soient trop léchés pour être crédibles, le gang a mis un certain temps à accoucher de ce résultat. En cause, le verrou de l'outil Designer, propriété du géant Microsoft. Sur le site 4Chan, les pirates se sont alors transmis des astuces pour contourner la censure pourtant faillible de cette intelligence artificielle. Selon le média 404, si Designer refuse la commande «Taylor Swift», elle se montrera parfaitement consentante avec «Taylor ‹chanteuse› Swift».
Plus absurde encore, il suffisait de mal orthographier le nom d'une personnalité pour que la chasteté virtuelle de la machine saute comme par enchantement. En prenant connaissance de l'entourloupe, les huiles de Microsoft se sont liquéfiées.
Si le gros bébé de Bill Gates est au garde-à-vous, c'est bien parce que cette mésaventure est tombée sur la pomme de la «personnalité de l'année 2023». Une star dont les groupies sont organisées telles une armée personnifiée, prête à tout pour défendre la patronne. Dès les premières apparitions de la chanteuse en mauvaise posture, des centaines de milliers de soldats ont criblé le réseau X d'une douce menace explicite, estampillée «Please, protect Taylor Swift». Sans oublier que ses avocats sont toujours en train de potasser leurs bouquins de droit, pour traîner en justice tous les responsables de ces images «abusives, offensantes, exploitantes».
Précision qui a son importance: aux Etats-Unis, la création d'images pornographiques trafiquées n'est pas considérée comme un crime fédéral. Même si certains Etats, à l'instar du Minnesota et de la Virginie, possèdent «des lois réglementant ces images comme une forme de harcèlement», précisait lundi le Wall Street Journal.
Malgré tout, et comme le résume efficacement le magazine Vogue, «si quelqu'un est assez puissant pour stopper l'enfer de l'IA, c'est bien Taylor Swift». Non seulement la popstar est actuellement au sommet de son influence, mais la politique s'est mêlée au scandale sans carton d'invitation. Vendredi, flairant le filon people pour rappeler les dangers de l'intelligence artificielle, la Maison-Blanche jugera l'affaire Taylor Swift «alarmante».
À peine quelques heures plus tard, la plateforme d'Elon Musk prendra une décision étonnamment radicale. Dès samedi matin, et jusqu'à lundi soir, la société californienne bloquera toute recherche incluant les mots «Taylor Swift». Une «action temporaire visant à donner la priorité à la sécurité», se justifiera Joe Benarroch, responsable des opérations commerciales de la société X, qui nous avait pourtant habitués à un tout autre laxisme en la matière.
Lundi, cette histoire enfilera un autre costume, celui de l'affaire d'État. Dégoupillée par le New York Times, une bombe politique explosera au visage des Américains. Joe Biden, préoccupé par l'ascension en ligne droite de son adversaire Donald Trump, sauterait sur n'importe quelle stratégie pour regonfler sa crédibilité électorale. L'époque où le président se contentait de marteler que la «démocratie est en danger» parait bien loin.
Aujourd'hui, il s'agit de s'assurer le soutien public de la moindre personnalité politique, médiatique et culturelle. Preuve que l'heure semble gravissime, le New York Times précise même que la chasse aux ordinaires influenceurs est ouverte. Si un coup politique est en cours, avec des munitions telles que Bill Clinton et Barack Obama, un rêve flotte sournoisement dans les couloirs feutrés de la Maison-Blanche:
Taylor Swift.
Et ça n'a rien d'une coquetterie. Le journal new-yorkais rappelle à juste titre qu'il a suffi «d'un message sur son compte Instagram, pour que 35 000 nouveaux Américains s'inscrivent sur les listes électorales», en 2023. Les démocrates ne s'en cachent d'ailleurs pas et travaillent d'arrache-pied pour que leur volonté soit faite, sur Terre et surtout dans les urnes. En fin d'année dernière, Gavin Newsom, gouverneur de Californie et principal papable en cas d'abandon du président, avait articulé une déclaration d'amour à la limite de la pâmoison.
Newsom, comme les autres, a compris depuis longtemps qu'elle pouvait «inciter les jeunes à considérer que leur voix compte et qu’ils devraient l'offrir aux prochaines élections». Le New York Times enfoncera le clou en dévoilant que les candidats qui répondent à une offre d'emploi à la Maison-Blanche ont reçu l'ordre de ne pas ébruiter «leur stratégie Taylor Swift».
Une fuite croustillante qui a fait sursauter Washington et la concurrence. Jusqu'à la très sérieuse CNN qui va se résoudre à questionner la porte-parole à propos d'une potentielle apparition de Joe Biden durant la tournée de la chanteuse. Karine Jean-Pierre bottera en touche dans un fou rire: «Permettez-moi d'abord de dire que je me dois d'être très attentive. Je suis une employée fédérale. Il y a ce qu'on appelle le Hatch Act, qui m'empêche de commenter tout ce qui concerne l'élection présidentielle de 2024».
Everyone wants to know: Will Taylor Swift be involved in President Biden’s re-election campaign? The White House responds…kind of. (Video: CNN) pic.twitter.com/561bFT8UtE
— Mike Sington (@MikeSington) January 29, 2024
Comme on dit, les emmerdes, ça vole toujours en escadrille. Lundi, alors que les révélations du New York Times faisaient suer tout l'échiquier politique américain, les Chiefs de Kansas City gagnaient leur ticket pour la finale du Super Bowl. Le 11 février, à Las Vegas, l'équipe du chouchou de Taylor Swift défendra son titre contre les 49ers de San Francisco. Mais l'annonce sportive sera très vite éclipsée par la star de la pop. Les bookmakers sont formels: malgré sa tournée au Japon les 7, 8, 9 et 10 février, Madame Travis Kelce sera en mesure de squatter les gradins de Las Vegas.
🚨| Taylor Swift on the field celebrating the Chiefs win today with Travis Kelce!
— The Eras Tour (@tswifterastour) January 28, 2024
pic.twitter.com/SuG0pj6x2X
Une simple finale de football américain? Pas pour tout le monde. À l'annonce de cette affiche de tous les superlatifs, les plaisantins les plus assidus ont rapidement rappelé que la dernière fois que les Chiefs et les 49ers s'étaient affrontés en finale, il y avait élection présidentielle. Si, si. En 2020, en Floride, Travis Kelce et ses petits copains de vestiaires avaient remporté leur premier Super Bowl depuis 1970.
Même les députés se sont pris au jeu de la comparaison. Lundi soir, le démocrate Sam Jeske a affiché la couleur sur le réseau X: «Je suppose que nous soutenons les Chiefs, les amis?». Quand d'autres ont simplement laissé parler leur sens de l'humour: «Les 49ers contre les Chiefs, c'est comme Biden contre Trump. C'est l'Amérique qui perdra». Hélas, l'inoffensive coïncidence va rapidement se transformer en lourdes théories du complot. Menée par Vivek Ramaswamy, ex-candidat de la primaire républicaine et désormais dans les jupes de Donald Trump, une vague venue d'extrême droite suggère que la Maison-Blanche aurait truqué le championnat de NFL pour favoriser l'agenda Swift-Biden.
Une fraîche conspiration lancée à grande vitesse sur les rails huileux de l'année 2024. Et une goutte qui fait déborder le vase des conservateurs américains, puisqu'une bonne partie d'entre eux ne pouvaient déjà pas pifer le couple le plus surveillé de la planète. Or, jusqu'à preuve du contraire, les Chiefs de Travis Kelce méritent largement leur place en finale. Taylor Swift, qui n'a jamais chanté à la mi-temps du Super Bowl, doit désormais sentir un certain poids sur ses épaules. En août dernier, la chanteuse avait refusé l'invitation, prétextant un agenda congestionné.
Définitivement embourbée dans les spéculations d'ordre politique, la «fille de l'Amérique» verra chacune de ses futures décisions scrutées par les héros et les parasites de la campagne électorale. La Maison-Blanche s'est-elle soudain transformée en bête noire de l'intelligence artificielle pour ne pas perdre le soutien de Taylor Swift? Les apôtres de Donald Trump en sont déjà persuadés. Attention, terrain glissant.