Septembre 1999, Vladimir Poutine n'est alors que premier ministre de la Fédération de Russie. Une vague d'attentats tchétchènes vient de frapper le territoire russe et le futur maître du Kremlin ne mâche pas ses mots. Les jours précédant cette conférence de presse, des explosions de voitures piégées au pied de bâtiments locatifs ont fait des centaines de morts en Russie.
Des mots qui semblent sortis d'un autre monde alors qu'en mars 2024, Poutine préfère ignorer le djihadisme et pointer du doigt l'Ukraine après le terrible attentat revendiqué par l'Etat islamique à Moscou. Un commando a ouvert le feu dans une salle de concert moscovite, tuant plus de 140 civils. Le bilan ne cesse de s'alourdir.
Pour mieux comprendre le retournement du maître du Kremlin, revenons en 1999. Le 31 décembre de cette année-là, Vladimir Poutine devient président par intérim après la démission de Boris Yeltsine. Son premier acte politique sera d'aller rendre visite aux soldats russes en Tchétchénie, sous la neige et dans le froid, en bon homme du peuple, le 1ᵉʳ janvier.
Moscou entamait sa deuxième guerre avec la Tchétchénie, une zone indépendantiste à majorité confessionnelle musulmane. La première a duré de 1994 à 1996. Comme premier ministre puis dans ses premières années de présidence, Vladimir Poutine s'est fait connaître auprès de sa population comme l'homme fort de cette guerre et des attentats perpétrés dans son sillage. De nombreux Russes ne l'ont pas oublié. Nicolas Hayoz, professeur au département d'études européennes et de slavistique de l'Université de Fribourg, explique:
Le jeune président russe n'hésitait pas ni à mater la région, dans le sang et la violence s'il le fallait, ni à tirer le corollaire entre l'indépendantisme tchétchène et le terrorisme islamiste, comme il l'explique à sa manière à un journaliste trop insistant lors d'une conférence de presse, en 2002.
Plusieurs attentats sanglants marquent durablement les Russes. Tout d'abord en octobre 2002, plus de 900 personnes sont prises en otage au théâtre Doubrovka par un commando tchétchène, au cœur de Moscou. Plus de 130 otages sont tués — majoritairement par un gaz incapacitant mal utilisé par les forces d'intervention. Les déclarations des preneurs d'otages mélangent revendications régionales et mysticisme islamique:
Après la fin du siège, Poutine y saluait ses alliés occidentaux pour le «soutien moral et technique apporté dans la lutte contre notre ennemi commun, le terrorisme international». Une déclaration notamment adressée aux Etats-Unis de George W. Bush, à une période où ceux-ci sont quasiment en guerre sainte contre l'islamisme.
Ces évènements tiendront la Russie en haleine durant les années 2000, avec comme apogée la prise d'otages de l'école de Beslan, en 2004: plus de 330 personnes y perdent la vie, dont près de 190 enfants. La deuxième guerre de Tchétchénie prend officiellement fin courant 2009 et le dernier attentat causé par des Tchétchènes en 2011 à l'aéroport de Moscou (37 morts).
Dans les années 2010, renversement de situation. Vladimir Poutine s'est mis dans la poche Ramzan Kadyrov, le fils du leader indépendantiste tchétchène des années 1990. Le deal tacite est le suivant: le jeune chef tient la Tchétchénie sous sa coupe et dispose d'une certaine autonomie, tant qu'il juge allégeance à Poutine et tient les djihadistes à distance. En parallèle, le FSB leur fait intensivement la chasse.
Sur le plan des valeurs conservatrices, Poutine et Kadyrov s'y retrouvent, version islamique pour ce dernier. Car si le maître du Kremlin a fait la guerre aux radicaux, tchétchènes ou islamistes, il ne veut pas la faire aux musulmans de son pays, qui comptent pour 10 à 20% de la population, selon différentes estimations. En 2015, Poutine a ainsi inauguré la Grande mosquée de Moscou, qui peut accueillir 10 000 fidèles, en présence du président turc Recep Tayyip Erdogan.
La même année, Poutine engage ses troupes pour se battre contre l'Etat islamique en Syrie. Nombre de Tchétchènes font alors partie des cadres de l'organisation terroriste. Pour Poutine, liquider les djihadistes au Moyen-Orient est aussi une manière d'éviter que ceux-ci reviennent en vie en Russie.
En 2024, les tensions avec la Tchétchénie ne sont plus à l'ordre du jour, bien au contraire: Ramzan Kadyrov est un des alliés les plus fidèles de Poutine dans sa guerre en Ukraine. Et il n'a pas hésité à condamner l'attaque de l'Etat islamique à Moscou.
Mais le temps où Vladimir Poutine appelait à aller dézinguer les terroristes coûte que coûte est révolu. Au contraire, le maître du Kremlin n'a pas perdu une minute pour pointer l'Ukraine du doigt et tenter de récupérer l'attentat djihadiste pour faire monter d'un cran sa guerre contre Kiev.
Et si dans les années 2000, Poutine venait «faire le ménage» après Boris Yeltsine, en 2024, il doit assumer les failles de ses services de sécurité. Jusqu'à avoir ignoré un avertissement du renseignement américain, qui est bon gré, mal gré, de son côté face aux islamistes.
Face à l'Etat islamique, «on est face à un ennemi où la collaboration internationale est nécessaire. Ce que Poutine a dit jusqu'à présent ne laisse pas présager de bonnes choses», estime Nicolas Hayoz.
«Le régime de Poutine a justifié l'énormité de ses moyens répressifs par la sécurité qu'il offre à ses citoyens», analyse Nicolas Hayoz. «Les islamistes voulaient frapper la Russie depuis longtemps pour se venger de la Syrie et là, quelques semaines après le triomphe électoral de Poutine, l'Etat islamique montre que le maître du Kremlin n'est pas capable de reconnaître ses véritables ennemis.»