En géopolitique, quand tout paraît compliqué, il faut en revenir aux choses simples, binaires: un territoire, un souverain. Aujourd’hui, la Russie tente, par les armes, d’imposer sa souveraineté sur une partie de l’Ukraine. Celle-ci se défend, fait tout son possible pour repousser les agresseurs hors de son territoire. Pour l’heure, elle n’y parvient pas. La situation paraît figée, à l’avantage des Russes, même.
Le sommet pour la paix qui doit avoir lieu les 16 et 17 juin en Suisse au Bürgenstock, un palace avec vue plongeante sur le lac des Quatre-Cantons, pourrait être un sommet pour l’après. Au-delà du jeu de mots, ce n’est pas tant de la paix qu’on y discutera, la partie russe étant pour l'instant annoncée absente, que des formes de la future Ukraine et de la relation du bloc occidental à la Russie.
Imaginons deux scénarios réalistes de sortie de guerre, le but, en principe, d’un tel sommet. Ce qu'on entend par réalistes? Qui tiennent compte des rapports de force.
Un compromis est trouvé avec le Kremlin. La Russie abandonne ses gains territoriaux en Ukraine, conserve éventuellement la Crimée. En échange de ce retrait, Moscou obtient l’assurance que l’Ukraine n’intégrera pas l’Otan. L’Ukraine serait tenue d’observer une stricte neutralité, comme la Finlande durant la guerre froide, du temps où l’URSS existait. Neutre sur un plan diplomatique, mais libre de se tourner vers l’Ouest pour tout le reste, l’Ukraine pourrait nouer des accords de libre-échange avec l’Union européenne – bien qu’empêchée diplomatiquement durant la guerre froide, la Finlande était membre de l’AELE, l’Association européenne de libre-échange, créée en 1960, dont la Suisse fait partie.
Dans ce scénario, l’Ukraine deviendrait un Etat tampon entre le bloc occidental et la vaste Fédération de Russie. Toute initiative visant à rompre cet équilibre serait perçu comme une tentative d’agression, de l’Otan ou de la Russie. Il y aurait compromis dans le sens où chacune des parties obtiendrait une chose au détriment d’une autre. La Russie y gagnerait une Ukraine «non menaçante» pour ses intérêts, mais elle y abandonnerait ses rêves de reconstitution impériale. L’Ukraine y gagnerait la paix, y récupérerait ses territoires aujourd’hui envahis, mais y laisserait une part de souveraineté.
Dans ce second scénario, l’Ukraine est divisée en deux parties. Une partie «russe», celle des territoires conquis par Moscou. La partie non conquise est rattachée au bloc occidental: elle intègre l’Otan et l’Union européenne. Dans une interview à watson au premier jour de l’invasion russe en Ukraine, le 24 février 2022, l’expert militaire suisse Alexandre Vautravers envisageait un tel découpage, qui évoquait la partition de l’Allemagne en 1949, quatre ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale.👇
L'accord trouvé entre les parties porterait sur la division de l’Ukraine. L’annexion par la Russie des territoires ukrainiens conquis ne serait toutefois pas reconnue par Kiev. Un jour viendrait où ils seraient restitués à l’Ukraine. Mais en attendant, la ligne de démarcation serait la nouvelle frontière, et toute atteinte à cette frontière par les forces russes ou otaniennes serait un franchissement de la ligne rouge pouvant déclencher un conflit nucléaire – la situation stratégique prévalant aujourd’hui entre la Russie et l’Otan, dont les pays Baltes font partie.
Y aurait-il réinstallation d’un rideau de fer, comme à l'époque de la guerre froide, avec interdiction pour les populations ukrainiennes sous domination russe de se rendre en «Ukraine libre»? On peut penser que non. Les civils qui auraient décidé de rester vivre dans la partie russe, pourraient aller et venir de part et d’autre de la nouvelle frontière, comme aujourd'hui les frontaliers entre la Russie et les Etats baltes. Mais, militairement, l’Ukraine non russe serait membre de l’Otan.
Ce scénario «otanien» est dans la tonalité des propos tenus début avril à Bruxelles par le secrétaire d'Etat américain, Anthony Blinken, à l’occasion des 75 ans de l’Alliance atlantique:
C'est là, peut-être, une manière de dire à Vladimir Poutine: t’as voulu jouer, voilà le résultat. En effet, Poutine, dans l’affaire, gagnerait des territoires, ceux arrachés par la force à l’Ukraine, mais verrait l’Otan procéder à cet «encerclement» qui l’a justement conduit, dit-il, à envahir l’Ukraine. Moralité: le jeu en valait-il la chandelle? Quid de la Biélorussie, dès lors prise en tenailles otaniennes, au nord par les Baltes, au sud par l’Ukraine? Ce scénario peut être aussi un moyen pour l’Occident d’indiquer à Poutine que l’intérêt de la Russie est de se retirer du territoire ukrainien.
D’autres scénarios que ceux de la finlandisation de l’Ukraine ou de sa partition «Est-Ouest» sont naturellement envisageables: une victoire totale de la Russie, une victoire complète de l’Ukraine, un coup d’Etat à Moscou, l'engagement de l'arme nucléaire tactique...
La participation de la Chine, partenaire économique de la Russie, au sommet prévu mi-juin dans le canton de Lucerne pourrait indiquer que le vent tourne en défaveur de Moscou. Une participation russe, non acquise pour l’instant, et peut-être inenvisageable, pourrait signifier qu’on se dirige vers la fin du conflit. Pour la Suisse et son chef de la diplomatie Ignazio Cassis, ce serait un coup majeur.