Bien sûr qu'on l'imaginait plus à l'aise avec la notion d'inflation que de renflement. Surtout quand il s'agit d'évoquer une certaine Julia, à quatre pattes sur son lit, vantant les mérites de son «anus dilaté comme jamais».
Car Bruno Le Maire est ministre de l'Economie, cerbère des Finances et numéro trois du gouvernement. Un homme plutôt sérieux de prime abord, constamment saucissonné dans des costume pluvieux, bien que doté d'une certaine finesse d'esprit reconnue.
Ce n'est pas un secret, Monsieur le ministre est également écrivain. De l'essai froidement politique à la biographie romancée, douze jaquettes abritent déjà son nom. Cette semaine, il signe sa deuxième fiction, démoulée par la maison Gallimard. Et si nous avons lu Fugue américaine, c'est par curiosité affriolante d'abord, par conscience professionnelle ensuite et, enfin, par intérêt. Deux raisons à cet itinéraire étonnant: le bouquin de l'énarque est une franche réussite et c'est littéralement la panique depuis qu'un petit passage s'est retrouvé épinglé sur les réseaux sociaux.
Alors, oui, c'est cru. C'est surtout suffisant pour que les Français les moins fadas de la gaudriole ministérielle pouffent encore, comme des enfants forcés de prononcer «zizi» pour la première fois en public. Or, ces quelques lignes de poésie déculottée ne sont en rien représentatives du roman.
« Le renflement brun de son anus ». Un ministre ne devrait pas écrire ça. pic.twitter.com/CeJAoEyrZe
— David Dufresne (@davduf) April 29, 2023
Dans Fugue américaine, Bruno Le Maire imagine le destin de deux frères, issus d'une famille juive échappée de la tenaille hitlérienne. Un jour de 1949, la fratrie décide de quitter New York, direction La Havane. Objectif: un récital du (déjà) célèbre pianiste russe Vladimir Horowitz. Alors que l'aîné vendrait un rein pour suivre les traces du héros Horowitz, Oskar se voit bien gagner son pain sous une blouse de psychiatre. Mais comme la vie est une chienne, c'est le cadet qui parviendra à attirer l'attention du virtuose, tout en n'ayant d'yeux que pour sa délicieuse Julia. Oui, cette Julia, l'heureuse propriétaire de l'intimité dilatée qui n'en finit plus de faire rougir la France.
Avant de sublimer l'anus de Julia, le ministre s'est concentré sur la langue. La sienne, la française. Si ce récit initiatique est parfaitement maîtrisé, c'est d'abord grâce à une souplesse d'écriture étonnante, qui libère (pour de bon) cet agrégé de lettres modernes de ses «douze années d'école chez les jésuites». Et puis, quand Bruno Le Maire se jette sur son traitement de texte, c'est toujours envahi d'une obsession. Ici, la «présence curieuse d’Horowitz à La Havane», comme il le confesse à Libé. Mais louer l'œuvre est probablement vain, tant le cahier des charges de son auteur prend toute la place.
On peut tout à fait entendre cette foule pudibonde se moquer d'un ministre qui fait fleurir un anus féminin. C'est même plutôt grisant de se laisser aller à imaginer Bruno l'écrivain, planqué dans la cafète de Bercy, cherchant les mots justes pour faire bander Oskar à Cuba. Un exercice à mille lieues des tournures dessalées qu'il se doit d'inventer pour annoncer aux smicards une hausse du prix de la farine. Mais il y a peut-être une sortie de route quand le Goncourt Nicolas Mathieu fait son goujat prétentieux, en réécrivant le paragraphe coquin de Bruno Le Maire, comme si «finesse» rimait toujours avec prouesse.
Bien au-delà des donneurs de leçon, la vraie question est toute simple en réalité: peut-on réellement se réjouir d'un trou de balle trempé de désir, quand on a le porte-monnaie de la France dans son baise-en-ville? Parce qu'il est bien loin le temps où l'égo de nos voisins s'habillait d'une fierté nationale à la publication des échappées romanesques d'un Mitterrand ou d'un de Gaulle.
Aujourd'hui, on avale de travers quand Vladimir Poutine loue les sensibilités littéraires d'Emmanuel Macron. Et Bruno Le Maire devrait, si l'on en croit les commentateurs les moins élégants, se fourrer ses élans artistiques et son équilibre intérieur «dans le fion». Alexandre Eyries, spécialiste en communication politique, considère que le passage olé-olé du bouquin du patron des Finances fait «beaucoup de bruit pour pas grand-chose».
Chacun a ses lignes de fuite, moi c'est l'écriture. Je revendique cette liberté parce que cela me donne un équilibre intérieur. pic.twitter.com/jvuNa1lsrt
— Bruno Le Maire (@BrunoLeMaire) April 27, 2023
Pour l'anecdote chauvine, notre ancien ministre neuchâtelois, Didier Burkhalter, avait eu la patience de rendre son badge du Palais fédéral avant de s'étendre de tout son long dans la fiction. Dans l'esprit d'un citoyen qui vote, l'élu de la nation, qui plus est le troisième homme fort du pouvoir français, est censé suer corps et âmes sur les préoccupations de son peuple. Un politicien n'est pas payé (par nos impôts) pour singer Proust à la lueur d'une bougie. Que Bruno Lemaire ait d'ailleurs dédié son mémoire à l'auteur d'A la recherche du temps perdu importe peu. Pour les Français, c'est le ministre qui perd son temps.
L'Insoumis François Ruffin s'est bien sûr rué sur l'occasion pour marteler que «le ministre des Finances ne devrait pas avoir une minute, une heure, une semaine de son temps à consacrer à l’écriture d’un livre, quand le pays rencontre de gros soucis sur l’inflation». Le tacle est facile, logique, infiniment stratégique, mais sans doute aussi de mauvaise foi.
La dernière à avoir été bruyamment épinglée pour ses crimes de librairie s'en souvient encore. Marlène Schiappa, bien avant de se hisser très haut dans le gouvernement, maniait déjà la plume bouillante dans des bouquins comme Osez l'amour des rondes, en 2010. En 2018, alors chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, on l'avait remise à l'ordre pour avoir huilé la promotion de son auto-fiction Si souvent éloignée de vous, en piochant dans le répertoire du secrétariat d'Etat. Pire, on l'a un temps soupçonnée de torcher des nanars pornographiques sous le pseudonyme Marie Minelli. Sexe, mensonge et banlieues chaudes ou Les filles bien n'avalent pas, ça ne vous dit rien?
Depuis de longues semaines, le gouvernement d'Elisabeth Borne est au front pour tenter d'apaiser un territoire gorgé de colère contre la réforme des retraites. Ses membres se retrouvent désormais à devoir se dépatouiller, la queue entre les jambes, avec des questions qui n'auraient rien à envier à une conférence presse de 50 Shades Of Grey. Olivier Dussopt, un ministre du Travail particulièrement sous pression, s'est montré un peu emprunté au micro de BFM TV:
Si un anus n'est pas forcément politique, le timing qui l'a fait se dilater sous la plume agile de Bruno Le Maire le devient. Comme s'il fallait rajouter un peu de kérosène sur les flammes sociales, Fugue américaine est sorti quelques petites heures avant que la très redoutée agence Fitch n'abaisse la note de la France, pour cause «d'impasse politique et mouvements sociaux».
Bruno Le Maire a le feu au cul. Au propre, au figuré, au ministère comme en librairie. Lundi, Fugue américaine était en rupture de stock chez Payot Lausanne. «Le sexe, c'est sale seulement quand c'est bien fait», disait, grosso modo, Woody Allen. La politique, même avec un bon roman sous le bras, ce sera toujours l'inverse.