Le 24 février 2022, à l'aube, l'Europe se faisait tirer du lit par une «opération militaire spéciale» qui ébranlera toute la baraque. Vladimir Poutine, l'œil scotché sur l'objectif, annonçait sans trembler l'arrivée des blindés sur le sol ukrainien. Bordel, l'Ukraine, c'est quoi? C'est où? Zelens... qui? Très vite, l'Europe comprend que ce pays qu'on applaudissait à l'Eurovision n'est pas aussi loin que le Yémen. Que les premiers cadavres qui allaient tomber dans la journée conduisaient «les mêmes voitures que nous». Que les premiers réfugiés qui intégreraient nos familles jouent à la PlayStation et s'habillent chez H&M.
L'Ukraine est envahie et la guerre est à notre porte.
A l'époque, histoire de justifier le déballage de ses missiles, Poutine hurlait à la trahison. L'Ukraine se rapprocherait trop franchement de l'Otan, une romance extraconjugale et surtout inacceptable de la part d'un pays qui, dans l'esprit des huiles du Kremlin, n'est même pas censé exister. Aujourd'hui, c'est dans l'âme perturbée, mais conquérante du candidat Donald Trump que l'on peut trouver cette même agressivité significative à l’égard de l’alliance transatlantique.
Deux ans après avoir eu la sale impression que les soldats russes frottaient leurs semelles dégueulasses sur le paillasson du Vieux Continent, ils sont nombreux à se retrouver concrètement en danger. La Pologne, l'Estonie, la Finlande, la démocratie, l'Otan, l'espace (avec une mystérieuse arme nucléaire).
Et cætera.
Sur le champ de bataille, ça tire la langue, la gueule et dans le vide. Passablement amoindrie, l'armée ukrainienne manque d'hommes, de munitions, d'énergie, d'objectifs. Les drones agiles ont remplacé les vieux blindés allemands. L'Ukraine n'en a pas assez, de drones. Deux ans déjà, et un bilan humain infiniment lourd (mais invérifiable), des milliards de dollars partis en fumées et des milliards de dollars coincés dans les tuyaux d'un Congrès américain dont on refuse de se souvenir qu'il n'a jamais désiré autre chose qu'America First.
On chuchote que les appelés sous les drapeaux ne sont pas assez nombreux. On apprend que Kiev dément. Le général préféré des Ukrainiens fait sensation, Zelensky le fiche à la porte. La contre-offensive ukrainienne a fait un flop et la réponse russe, plurielle et beaucoup plus affirmée, fait trembler les moins optimistes. Alors que les troupes jaune et bleue viennent d'abandonner la ville d'Avdiïvka, après des mois d'une bataille inégale et mal éclairée, à des Russes mieux armés.
Dans tous les sens du terme.
Deux ans après la prise manquée de Kiev et les moqueries dirigées contre Poutine, on prend des nouvelles des réfugiés comme on rendrait visite à une vieille tante en EMS. Et toi, ça va? On garde la tête haute, mais le moral et l'espoir débandent. Volodymyr Zelensky n'est plus (uniquement) ce courageux comédien devenu le chef de guerre qui incarne la résistance et la victoire prochaine. Le voilà, ici et là, considéré comme un soldat entêté, dont on aurait perdu de vue le dessein. Si la guerre a changé plusieurs fois de tronche, le président ukrainien n'a pas changé de disque. Même Poutine a fait fructifier ses délires autocratiques, cirant son trône de dictateur sans la moindre gêne.
Bien sûr, la population n'a pas encore dégainé un franc désaveu, mais l'endurance fait défaut. Faut-il vraiment gagner? Et puis, c'est quoi «gagner», si sauver les meubles ne sera jamais suffisant? Récupérer tous les territoires? Tuer Poutine? Quand? Et à quel prix?
Hélas, malgré la ténacité d'Emmanuel Macron et d'Olaf Scholz, les Européens sont encore plus las que les Ukrainiens. Selon un tout frais sondage commandé par The Guardian, ils ne seraient que 10% à penser que l'Ukraine est encore en mesure de terrasser son ennemi. Qu'il faut viser le compromis, une paix tolérable pour tous, le remisage des flingues. De quoi refroidir (encore un peu plus) les prochaines livraisons et promesses de soutien.
Oui, le bilan est maussade. Mais envisager d'abandonner l'Ukraine, de laisser la guerre s'enliser comme un buste dans des sables mouvants, reviendrait à autoriser Vladimir Poutine à saloper nos frontières. Donald Trump l'a déjà promis. Et c'est une menace. Bien que les principaux leaders européens se débattent toujours pour jurer fidélité à l'allié en difficulté, force est de constater que le patron de la Fédération de Russie a meilleure allure. Il sera réélu tacitement dans quelques semaines et observe d'un œil terriblement confiant la démocratie qui s'effrite doucement.
L'Ukraine peut sans doute encore gagner la guerre. Mais à quelques jours d'un anniversaire privé de cotillons, il s'agit d'offrir rapidement une nouvelle définition à cette éventuelle victoire, qui s'éloigne pour l'heure des champs de bataille et des esprits. Un nouvel objectif et des aides plus ciblées sont nécessaires. Car deux ans après le réveil brutal, il faut se rendre à l'évidence, Vladimir Poutine n'est pas la plus grande menace pour Volodymyr Zelensky.
Terrorisée car consciente de ses failles militaires si elle se retrouvait privée des Etats-Unis, l'Europe attend fébrilement l'issue de l'élection présidentielle américaine pour pleurer. Pire encore, le risque d'une impensable goujaterie: muscler ses compétences et gonfler ses effectifs avant le 5 novembre, reviendrait à dire à Joe Biden qu'il n'a aucune chance de terrasser Donald Trump. Et donc de sauver l'Ukraine, la Pologne, l'Estonie, la Finlande, la démocratie, l'Otan, l'espace.
Et cætera.