Oubliée, la «vieille Europe», cette expression un brin dédaigneuse de l’administration américaine qualifiant les pays européens qui n'avaient pas apporté leur soutien à l’invasion militaire de l’Irak en 2003. Avec la guerre en Ukraine, l’Europe redevient le théâtre de la confrontation entre le «monde libre» et cette nouvelle URSS que Vladimir Poutine voudrait voir resurgir de ses cendres. Fonçant sur Kiev dès le 24 février 2022, il voulait placer un gouvernement à sa botte en Ukraine, comme l’avaient fait Kroutchev en 1956 en Hongrie, puis Brejnev en 1968 en Tchécoslovaquie.
Tout un symbole que ces deux discours prononcés le même jour, mardi, par Vladimir Poutine le matin à Moscou et Joe Biden l'après-midi à Varsovie. Dans la capitale de la Pologne qui avait donné son nom au pacte de défense imposé par l’URSS à ses pays satellites. Eh bien, Biden était à Varsovie, ex-possession soviétique, quand Poutine, au même moment, n’était même pas à Kiev. Comment mieux montrer que le «monde libre», cette expression de guerre froide qui désignait le bloc occidental, s’est étendu au détriment du bloc de l’Est autrefois dominé par Moscou.
C’est bien parce que l’Ukraine avait décidé de tourner le dos à la Russie, que Poutine, s’estimant humilié par ces pays d’Europe orientale votant avec leurs pieds à la chute du mur de Berlin en 1989, a déclenché sa guerre il y a un an. Même l’Ukraine, sa chasse gardée, ce pays à jamais lié au destin de la Russie, s’imaginait-il, prenait le chemin de l’Occident. Une blessure d’amour propre insupportable, maquillée en «opération militaire spéciale», réponse à l’«encerclement» de la Russie par l’Otan – dont l’Ukraine, n’en faisant pas partie, n’aura pu bénéficier de l’immédiate protection.
Mardi à Moscou, Vladimir Poutine a rendu à nouveau l'Occident responsable de la situation, l'accusant d'«agression non seulement militaire et informationnelle, mais aussi économique» contre la Russie. Sans surprise, il a recouvert d'un vernis patriotique les annexions russes de territoires ukrainiens, peignant une fois de plus l'adversaire en nazi: «Vous avez vous-même déterminé votre avenir. Vous avez fait votre choix malgré les menaces de terreur des nazis. A côté de vous, des actions militaires avaient lieu, et vous avez fait le choix d'être ensemble avec la Russie. D'être ensemble avec votre mère patrie», a-t-il dit à l'adresse des populations sous contrôle russe. Maman a remplacé le parti, mais le fond est le même.
La chose qui change par rapport aux années de guerre froide, c’est la guerre qui a lieu en Europe même, entre deux blocs qui se reconstituent et qui s’y livrent de plus en plus et par la force des choses un affrontement par procuration. Comme autrefois au Vietnam. Sauf que cette fois, les Etats-Unis, et avec eux l’Europe, ne peuvent être accusés d’impérialisme, sinon par la Russie, mais personne n'est dupe. Cette guerre du Vietnam-là, il s’agit, pour l’Occident, de la gagner, en tout cas de ne pas la perdre.
Les enjeux sont colossaux: face à l’ex-bloc communiste, qui la joue illibéral et multipolaire, qui prend des parts de marché économique et sécuritaire en Afrique notamment, l’Occident, qui défend certes des intérêts, mais qui surtout incarne l’Etat de droit, ne doit pas perdre la face. Sur le plan des valeurs, la Russie ne vend plus le communisme, mais une morale civilisationnelle de type viriliste opposée à l'Occident «décadent», qui trouve son public en Afrique, mais aussi en Europe, où la déconstruction des hiérarchies sociétales semble à certains sans fin et surtout insupportable.
L’épreuve de force engagée en Ukraine est donc capitale pour l’Occident, en particulier pour les Etats-Unis dans leur face-à-face avec la Chine. Apparaître faible n'est pas une option. Cette Chine qui, avec l’URSS, aidait militairement le Vietcong communiste durant la guerre du Vietnam, fournira-t-elle des armes à la Russie pour l’aider dans ses combats en Ukraine? Le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken a affirmé le week-end dernier qu’elle envisageait de le faire. Pékin, qui entend garder sa souveraine autonomie dans ce conflit, a démenti.
La nouvelle guerre froide est bien plus agitée que l’ancienne, mais elle semble poursuivre un but, celui de refiger le monde dans des blocs pour lui redonner en quelque sorte un sens, une lisibilité. S’il doit y avoir un nouveau rideau de fer, c’est peut-être en Ukraine qu’il passera. En attendant un prochain dégel.