La couverture en impose. La marque de fabrique de Time. Pas de pouce levé, de visière MAGA, encore moins de mimiques caractéristiques. On y découvre un Donald Trump décontracté, assis comme un chanteur de jazz des années 40, les mains jointes, le regard assuré. Pas une mèche qui dépasse. Beau gosse. Si le noir/blanc lui offre l'allure hollywoodienne d'un Humphrey Bogart, le titre qui lui traverse le costard n'oublie pas de le rendre menaçant.
Beaucoup d'informations dans cette couverture, dévoilée mardi après-midi. De confirmations, surtout. Donald Trump a grandi. Le désir de vengeance l'a endurci. La détermination remplace cette espèce de «naïveté» qui le traversait, il y a huit ans, au moment de déposer sa victoire sur la moquette du Bureau ovale. Eric Cortellessa le dira lui-même en introduction du vertigineux entretien que le républicain lui a accordé:
Si l'opération du Time ressemble à un avertissement à taille humaine, il s'y dégage aussi un sacre prémonitoire. Le magazine le sait, l'édition du 30 avril 2024 sera déterrée à toutes les sauces, dans six mois, si Donald Trump venait à remporter l'élection présidentielle. On lui reprochera d'avoir nourri la bête, sinon d'avoir été trop impartial. Il faudra y voir de la mauvaise foi.
Bien sûr, mardi, le clan MAGA ne s'est pas fait prier pour partager cette couverture. Parfois discrètement trafiquée, comme cette version de Laura Loomer, puissante commentatrice d'extrême droite et pourvoyeuse de désinformation, qui a suffisamment décalé le portrait du boss pour que des cornes rouges lui poussent sur la tête.
Quand un média mainstream (qu'il exècre) a l'opportunité d'interroger le candidat Trump pendant plus d'une heure, dans «une salle à manger dorée» de son manoir de Mar-a-Lago, on met les bouchées doubles. Et on assure ses arrières. Un article principal (long comme le bras), une fidèle retranscription de l'échange, un édito galbé et prudent du rédac' chef et une traditionnelle «vérification des faits» qui accompagne le plat de résistance. 130 minutes de lecture, au total.
Le tout, en libre accès et riche d'une mise en page qui donne envie de perdre deux heures de son temps.
C'est d'ailleurs l'objectif de cet exercice: le peuple américain doit savoir à qui il aura affaire. Au futur. Même s'il se dit persuadé que «tout le monde savait» que ses ambitions de «dictateur pendant un jour» étaient une «vaste blague» et qu'il «préfère la démocratie pour sa liberté», Trump a durci sa politique et ne se laissera plus piquer le bouton rouge. Ni par «le pire secrétaire à la Défense» ou un procureur général des Etats-Unis qu'il croit avoir «viré» pour son «travail épouvantable». Et sans se gêner de passer pour l'hôpital qui se fout un peu de la charité:
Sans surprise, une large tranche de cet échange concernera sa politique nationale, l'immigration en tête. Trump se (re)dit déterminé à envoyer l'armée aux frontières, pour «nettoyer» le pays. Quitte à ignorer la loi lui interdisant le recours à la force militaire contre des civils. Quitte à considérer que «les migrants ne sont pas des civils». Et, à le lire, les Américains peuvent être certains que dès l'aube de son éventuel deuxième mandat, il lancerait «la plus grande opération d’expulsion de l’histoire américaine».
Curieusement, quand le journaliste lui demande s'il respectera les éventuelles décisions de la Cour suprême, au sujet du sort des migrants, Trump écrase la pédale de frein. Et l'ironie de sa réponse peut faire sourire, lui qui attend précisément un coup de main des juges, au sujet de son immunité présidentielle:
En vrac, Donald Trump envisage «sérieusement» de gracier les assaillants du 6 janvier 2021 et ne parie pas sur une explosion de violence le jour de l'élection, «parce qu'on va gagner». Simple, Basique? Pas vraiment. Car il n'exclut pas une issue moins douce, s'il venait à trébucher sur la dernière marche. «Oh, vous savez, ça dépendra toujours de l'équité de l'élection».
Il pourrait également envisager de «démissionner» les procureurs qui refuseraient de poursuivre des cibles qu'il aura choisies. Mais en se gaffant de ne jamais confirmer qu'il pourrait régler leur compte à ceux qui le «persécutent» en justice actuellement.
L'administration? Elle sera trumpienne ou ne sera pas. En clair, les pro-Biden ou ceux qui ne reconnaissent pas «le vol de l'élection de 2020» ont du souci à se faire. En cause, le «Schedule F appointment», qui pourrait donner plus de pouvoir au président au jeu des chaises musicales.
Pour Trump, pas question de se mouiller plus loin que la nuque sur ce sujet crucial de l'élection présidentielle. Il avait d'ailleurs déjà annoncé qu'une législation nationale n'est pas à l'ordre du jour. Circulez, il n'y a rien à voir? Presque. On a désormais l'assurance qu'il laissera aux Etats le choix de surveiller, d'espionner et de punir «les femmes qui agiraient en hors-la-loi». En d'autres termes, les Etats rouges s'en donneront à cœur joie, avec la bénédiction passive du grand patron.
En vrac toujours, le candidat a annoncé «le retrait des forces américaines de la Corée du Sud», l'alliée des Etats-Unis:
Israël? Les Etats-Unis de Trump défendront l'Etat hébreu «si l'Iran entre officiellement en guerre».
Gaza? «Il fut un temps où je pensais que deux Etats pouvaient fonctionner. Aujourd'hui, je n'y crois plus.»
L'Ukraine? Trump a rappelé qu'il «connaît très bien Poutine», que «Biden a fait n'importe quoi» et que l'Otan doit se sortir les doigts des fesses. Financièrement, il va «essayer d'aider l'Ukraine, mais l'Europe doit aussi y arriver et faire son job. Ils ne le font pas. L’Europe ne paie toujours pas sa juste part».
Donald Trump a peut-être pris de l'assurance, mais il n'a rien perdu en brouillage de pistes et en impulsivité. Assis, chez lui, en sécurité, six mois avant l'élection, le candidat ne sait sans doute même pas à quel point il peut vriller le 5 novembre. Personne ne le sait. Même après une heure d’entretien, Le journaliste «avoue qu'il est parfois difficile de discerner ses véritables intentions», mais ne doute pas une seconde que le milliardaire à un «projet dangereux» pour les citoyens américains.
Fera-t-il vraiment ce qu’il promet? Sans doute pas. Grâce à la retranscription de l'entretien, on comprend à quel point Eric Cortellessa, qui couvre religieusement la campagne du républicain, n'offre jamais la moindre voie de sortie à son interlocuteur, répétant les questions qui fâchent jusqu'à la crampe. Défiant même l'obsession du conseiller de longue date, Jason Miller, qui fera tout pour que le milliardaire soit à table à 19h15 pétantes.
«Eric», comme l'appelle également le candidat républicain, fait mine d'accepter l'invitation à ripailler, avec un «yeah, yeah» aux relents de «cause toujours». On n'en saura pas plus. Mais les nombreux coups de boutoir pour lui faire cracher son plan machiavélique n'empêcheront jamais la discussion de rester courtoise. Un jeu d'équilibriste. Vexer Trump à la deuxième question s'avérerait contreproductif.
Tout le monde doit y trouver son compte.
Et le citoyen en premier.
Fun fact, avant que l'entretien ne démarre, le journaliste ne pourra s'empêcher de décrire goulument ce manoir de tous les fantasmes, à la «pelouse taillée de près», qu'il observe avec l'œil d'un enfant circonspect:
Pour l'anecdote, au beau milieu du face-à-face, l'ego de Donald Trump va flancher quelques secondes: «Pensez-vous que vous pourriez faire cette interview avec Biden?» Le journaliste lui répondra que «Joe Biden n'a pas dit oui» et qu'il est «donc reconnaissant d'avoir eu cette opportunité» avec lui. Tout un art. «Il ne dira jamais oui, parce qu'il est parti. Il est parti, très loin», assenera Trump avant d'embrayer sur l'assaut du Capitole.
Enfin, dix jours après la rencontre, le journaliste aura droit au quart d'heure vaudois, mais cette fois au bout du fil. Pour être certain d'avoir bien cerné les conséquences... if he wins.