Imaginez. Rester fidèle, au même poste, pendant 70 ans. Un pilier stable et discret au milieu de la tourmente. Soigneusement caché dans l'ombre (ou plutôt, dans le dos, à un bon mètre de distance) de l'être aimé.
Cette drôle de position, le prince Philip s'en est accommodé pendant des décennies.
L'histoire commence il y a plus de 80 ans. Avec un scénario de mauvaise comédie romantique. Vous savez, cette fameuse phrase: «C'était au mariage d'une cousine...». Même les couples royaux n'échappent pas aux clichés.
Nous sommes en 1934, au mariage du duc de Kent et de la princesse Marina de Grèce. Elizabeth a 8 ans, Philip, 13 - autant dire que les deux gamins ne s'adressent même pas la parole.
Il faut attendre cinq ans plus tard pour que débute leur histoire. On la doit (en partie) à une épidémie d’oreillons et de varicelle, qui fait des ravages au sein de la prestigieuse Britannia Royal Naval College. Comble de malchance: c'est précisément en ce mois de juillet 1939 que la famille royale visite cet établissement de la Royal Navy, destiné à la formation de ses officiers.
Philip, 18 ans, est l'un des seuls étudiants encore en bonne santé. On désigne donc ce fringuant et résistant cadet de la marine pour tenir compagnie à ses lointaines cousines: la princesse Elizabeth et sa sœur Margaret.
1 mètre 83 de carrure athlétique, une tignasse blonde gominée, des yeux bleus profonds et des traits ciselés. Sans compter une dose généreuse de confiance en lui et une touche d'impudence charmante. La vie de ce jeune noble a été aussi libre et mouvementée que celle d'Elizabeth fut structurée. Forcément... L'héritière présomptive du trône d'Angleterre ne pouvait que jeter son dévolu sur ce fiancé (pas tout à fait) tout désigné.
La Seconde guerre mondiale vient tout bousculer. Séparés, Philip et Elizabeth entretiennent la flamme avec une ardente correspondance.
Ce futur gendre est à des millions de miles de celui qu'envisage la famille royale. Certes, il a beau être issu de l'aristocratie, il est surtout vu comme un mondain, un «inconsistant», qui a vagabondé entre Paris, l'Allemagne et la Grande-Bretagne. Sa mère est restée célèbre pour ses problèmes psychiatriques et ses soeurs pour leurs liens avec le régime nazi.
Mais Elizabeth a fait son choix. Son père craque. Les fiançailles sont annoncées le 8 juillet 1947. Suivies, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, du mariage et d'un premier fils, Charles. Cinq premières années sans nuage.
Puis Elizabeth est projetée sur le trône, en 1952. Une période d’ajustement parfois houleuse. Philip découvre les ambiguïtés et les frustrations du rôle délicat de consort.
Le prince le reconnaîtra lui-même dans une interview pour l'émission américaine «Today» en 1969:
Philip doit abandonner carrière, ambition, liberté et une part de son identité, à savoir perpétuer son nom de famille.
Tout ça, au nom de la tradition. Ses tentatives d’offrir un coup de peps à cette bonne vieille monarchie n’ont pas souvent reçu la bénédiction de «Queen Mum», Elizabeth Bowes-Lyon, la belle-mère.
Dans le privé, parfois, Philip fulmine: «Je ne suis rien d'autre qu'une putain d'amibe».
Ajoutez à cela une épouse peu démonstrative et toute consacrée à sa tâche, et vous obtiendrez forcément quelques tensions conjugales.
Pourtant, Elizabeth ne serait pas tant indifférente que d'apparence «détachée». Une attitude qui découle de sa fonction, selon le journaliste et spécialiste William Deedes: «Sa lutte pour être un chef d'État digne est un lourd fardeau pour elle. La reine, à sa manière tranquille, est immensément gentille, mais elle a eu trop peu de temps pour s'occuper de sa famille.»
C'est peu de dire qu'Elizabeth et Philip sont des parents aimants, mais distants, comme le veut la coutume de l'époque. Ils se rattraperont bien des années plus tard avec leurs petits-fils, William et Harry.
Dans l’intimité, il revient donc à Philip d'assurer le rôle de chef de famille. «Le fait que sa monarchie soit si longue et prospère est en grande partie dû à son travail dans les coulisses», juge Sarah Gristwood, historienne, autrice d'un livre sur la reine. «Elle a fait de Philip l'ultime arbitre domestique», estime son biographe, Jonathan Dimbleby.
Philip joue aussi un rôle indispensable dans la mécanique de représentation. C'est grâce à lui qu'Elizabeth, après d’interminables conversations polies et guindées au cours des réceptions et autres garden-parties officielles, parvient à se détendre.
Après toutes ces heures passées à saluer et sourire lors des évènements, la reine en conservera un tic facial. Quand son visage est au repos, elle peut prendre l'air grincheux, presque agressif. Elle le reconnait elle-même: «Le problème est que, contrairement à ma mère, je n'ai pas un visage naturellement souriant.»
Alors, Philip tente de l'égayer. «Don’t look so sad, Sausage», lui glisse-t-il lors d'un voyage à Sydney. Traduisez: «N’aie pas l’air si triste, ma petite saucisse». Il sera le seul à pouvoir gratifier la monarque de ces petits noms improbables, de «cabbage» (chou) à «Peggy». La rumeur dit qu'il adorait aussi lui courir après, dans les couloirs de Buckingam, pour la chatouiller.
On les dit dotés tous les deux d'un féroce sens de l'humour. Au point, pour Philip, de faire des gaffes qui frisent le mauvais goût, voire le politiquement incorrect. Au-delà de ces bévues, il faut reconnaître au duc d'Edimbourg un dévouement indéfectible à la monarchie. Jusqu’en 2017, lorsqu'il prend sa retraite de la fonction publique, Philip a honoré quelque 22 219 engagements.
Le 9 avril 2021, le prince tire définitivement sa révérence. Il s'éteint paisiblement, de vieillesse, quelques semaines seulement avant son centième anniversaire.
Quelques jours plus tard, la famille royale lui rend un ultime hommage. Des funérailles à la fois grandioses de solennité et désolantes de vide. Seules trente personnes ont pu y assister, pandémie mondiale oblige. Elizabeth n'a pas voulu faire d'exception. Toujours, ce sens du devoir à toute épreuve.
«C'était une extraordinaire complicité qui les unissait, maintenant il n'y a plus personne qui peut lui parler d'égal à égal».
Une image restera célèbre: celle de cette petite silhouette noire, masquée, les yeux brillants, assise seule dans l'abbaye.
Avec la mort de Philip, Elizabeth II entame l'ultime chapitre de son règne. Pas le plus facile. Pourtant, fidèle à son serment, il ne fait aucun doute que la reine se vouera toute entière au trône, à la Couronne, à ses sujets. Jusqu'à son dernier souffle.