Ce jour de juin 1953, Elizabeth II se ronge les sangs. Trois semaines plus tôt à peine, la jeune femme de 26 ans a été sacrée reine d'Angleterre. Ce n'est cependant pas tant cette perspective (assez vertigineuse, certes) qui l'inquiète, que l'absence de son premier ministre, Winston Churchill.
Churchill lui a fait savoir qu'il est malade. La semaine précédente, il a prétexté un rhume pour manquer leur rendez-vous hebdomadaire. Cette semaine, c'est une grippe.
Il n'est pas dans l'habitude du «Vieux Lion» de manquer leur rendez-vous sacré du mardi, qu'il attend d'habitude avec impatience. Un moment d'une grande solennité, mais aussi source de plaisir, voire d'hilarité. Derrière la porte close, le personnel de Buckingam Palace perçoit souvent les rires des deux comparses, comme le raconte le secrétaire privé de la reine, Tommy Lascelles:
«Je crois qu’il a ressenti un grand sens du devoir à son encontre et je sais qu'il attendait ses rendez-vous du mardi après-midi», abonde la fille de l'ancien premier ministre. Censé durer une demi-heure, le rendez-vous hebdomadaire se prolonge parfois pendant plus de deux heures.
Dès la mort prématurée de son père, le roi Georges VI, l'année précédente, Winston Churchill, 78 ans, s'est quasiment imposé comme une figure paternelle de substitution pour «Lilibeth».
Qui d'autre que l'une des figures politiques les plus marquantes du 20e siècle pour servir de conseiller à la jeune reine? Silhouette légendaire, bedaine replète, chapeau melon et cigare au bec, 50 ans de politique dans les pattes, une expérience de chef de guerre, une aura de héros, des talents d'orateur, de peintre, d'écrivain et un prix Nobel de la littérature à son actif. Bref, le mentor tout désigné.
Et il faut dire que tous deux se connaissent depuis toujours, ou presque. La première fois que Churchill a posé les yeux sur Elizabeth, c'est une enfant de deux ans et demi qui grimpe sur ses genoux. Cette petite fille brune, espiègle et charismatique, le charme d'emblée:
Un lien très profond se noue entre les deux comparses. «Il l’aime, il l’adore, il voit en elle de très grandes qualités», confirme un témoin. Une admiration partagée par la jeune femme, malgré les défauts d’aristocrate indomptable et fantasque de Churchill. Avant même de collaborer politiquement, ce duo improbable partage plusieurs passions communes. A commencer par... le cheval.
Une passion commune à l'origine de quelques taquineries. En 1950, Colonist II (le cheval de Churchill) bat Above board (celui du roi) et il écrit à Elizabeth:
Parmi leurs autres points communs, tous deux ont goûté à l'exercice du pouvoir très tôt, à l'âge de 25 ans. Ils partagent aussi cette propension à la longévité: Elizabeth détient le record du règne le plus long de l'histoire du Royaume-Uni et Churchill celui du premier ministre britannique ayant enchaîné le plus de mandats.
Le 11 février 1952, quelques jours après le décès abrupt de son ami, le roi Georges VI, Winston Churchill clame à la chambre des Communes:
De ce fait, l'ancien héros de la Seconde Guerre mondiale joue un rôle fondamental dans la transmission du pouvoir d’un monarque à l’autre. Entre la mort du père d'Elizabeth et son couronnement quinze mois plus tard, il endosse la casquette de professeur et de guide.
D’emblée, le vieux monsieur cherche à intégrer sa pupille dans l’histoire du royaume. Car derrière des manières et un physique assez rustres, Churchill cultive savamment sa passion pour l'aristocratie et la monarchie. La perspective de marquer de sa paluche l'ouverture d'une nouvelle ère, un «âge d'or élisabéthain», n'est pas pour lui déplaire.
Le politicien chevronné initie la jeune femme aux subtilités du système britannique, à ses particularités. Une règle, une seule, doit être absolument respectée: Elizabeth II doit faire preuve d'une neutralité totale.
Ainsi, les élus s'abstiennent de poser la moindre question politique à la reine:
Trois ans après sa montée sur le trône, Winston Churchill prend sa retraite, le 4 avril 1955, à l'âge honorable de 80 ans. Un coup pour Elizabeth. Pourtant plutôt du genre réservée, elle lui adressera une missive débordante d’émotion:
Dix ans plus tard, le 24 janvier 1965, Winston Churchill décède des suites d'un accident vasculaire cérébral. Très affectée par sa disparition, Elizabeth II demande à son nouveau premier ministre, le travailliste Harold Wilson, des funérailles nationales.
Depuis lors, la reine a collaboré avec pas moins de quatorze premiers ministres. Si elle développe avec eux des relations plus ou moins proches, il ne fait aucun doute que le premier l'aura marqué plus que les autres et forgé pour toujours sa conception de la monarchie.