«Si la Russie venait à gagner, Poutine aurait un problème»
Le politologue et géographe Dmitri Orechkine, 72 ans, a quitté la Russie il y a de nombreuses années. Comme de nombreux autres critiques du Kremlin, il y a été inscrit sur la liste des «agents étrangers». Dans l'interview qui suit, il nous explique dans quelle mesure la société russe est préparée à une éventuelle fin de la guerre en Ukraine, pourquoi Vladimir Poutine n’est utile à son peuple qu’en période de conflit, et pourquoi l’esprit de nombreux citoyens russes est «post-soviétique».
Dans quelle mesure le «plan de paix» proposé par les Etats-Unis vous paraît-il nouveau par rapport aux initiatives précédentes?
Je dirais qu’il s’agit moins d’un plan de paix en tant que tel qu'un moyen de tester la réaction de l’opinion publique.
Pourquoi donc?
En 2022, la Russie s’attendait à conquérir rapidement toute l’Ukraine, y compris Kiev, dans l’idée que les Ukrainiens les accueilleraient en libérateurs, avec des fleurs. Cela ne s’est pas produit. Le Kremlin cherche désormais à priver l’Ukraine de sa souveraineté, à y installer un gouvernement fantoche et à en faire quelque chose de comparable à la Biélorussie.
C'est-à-dire?
Moscou tente de consolider les territoires occupés de manière à ce que cela ne ressemble pas à une défaite tactique. Une nouvelle entité territoriale au statut douteux apparaîtra sur la carte de l’Europe. Peut-être que les Etats-Unis reconnaîtront les territoires conquis comme russes, mais il serait difficile d’attendre une telle reconnaissance de la part de l’Europe, et on ne parle même pas de l'Ukraine.
Quels points du plan sont particulièrement problématiques pour la partie ukrainienne?
Les pertes territoriales sont bien plus douloureuses pour l’Ukraine. Perdre une partie de son propre territoire est humiliant, pénible et nuit à la crédibilité du gouvernement en place. Mais politiquement, la perte de la souveraineté militaire serait plus grave encore si l’Ukraine s’engageait à réduire la taille de son armée. Peu de gens se demandent qui devra contrôler le nombre de soldats ukrainiens. L’Ukraine devra-t-elle présenter son armée à des instances de contrôle d’un pays étranger? On a l’impression que des organes de la Fédération de Russie pourraient opérer sur le territoire ukrainien et rendre compte à Vladimir Poutine du respect des limitations posées par l'accord. Cela semble difficilement concevable.
Selon vos observations, comment la société russe perçoit-elle la perspective d’une fin de la guerre?
Pour plusieurs générations de citoyens façonnés par la propagande d'Etat post-soviétique, l’Otan est une institution occidentale créée pour attaquer la Russie. Vladimir Poutine peut facilement utiliser cette construction idéologique pour convaincre la population que la guerre est gagnée dès lors que l’Ukraine ne rejoint pas l’Otan.
Cette mentalité repose sur une géopolitique très terrestre: plus un Etat est vaste, plus il contrôle de territoires, plus il est considéré comme puissant et influent, avec davantage d’habitants, une armée plus grande et des ressources plus importantes. Cette manière de penser est sans doute étrangère aux Suisses, qui ont une autre expérience de la société.
Cela explique-t-il aussi pourquoi la Russie se focalise sur le Donbass?
La région de Donetsk est aujourd’hui un territoire toxique, même pour la Russie. Beaucoup de villes y sont en ruines. Quand la Russie parle de la «libération d’Avdiïvka», il faut savoir que la ville est totalement détruite et qu'il est impossible d'y vivre. La région est toxique sur le plan économique parce que sa reconstruction exigera des investissements énormes; toxique sur le plan démographique parce qu’elle est largement dépeuplée; et toxique sur le plan écologique parce que l’approvisionnement en eau y rencontre de nombreux problèmes. Certes, Donetsk compte de grandes aciéries et des mines de charbon. Mais la Suisse, qui n’exploite pas de charbon, est néanmoins l’un des acteurs majeurs du commerce international du charbon. Pourquoi? Parce qu’elle ne pratique pas une géopolitique des territoires, mais une géopolitique des flux. Les flux financiers, commerciaux, humains et informationnels.
Ces dernières années, la société russe semble s’être habituée à la guerre. D'anciens soldats deviennent députés, et beaucoup voient dans la guerre une source de revenus. La société sera-t-elle prête à accepter un plan de paix?
Vladimir Poutine n’a retiré que peu d’avantages de son agression contre l’Ukraine, et il a consommé d’immenses ressources, ce qui constitue une expérience globalement négative pour ses proches collaborateurs. La reconstruction des territoires occupés sera longue et coûteuse. Mais il faut comprendre que Vladimir Poutine a depuis longtemps retiré à la société russe son droit à l’autonomie. Les gens n’ont pas le sentiment d’avoir une influence sur l’évolution de leur pays.
Quand Poutine commence une guerre, on dit: «Très bien, allons au front.» Quand il met fin à la guerre on dit: «Très bien, soutenons la paix.» Les Russes accepteraient sans aucun doute un accord de paix. Tout ce qui compte pour eux, c’est que la guerre se termine par une victoire pour la Russie. A quoi ressemblera cette victoire? C'est le Kremlin qui l’expliquera. Après cela, cependant, Vladimir Poutine aura un problème.
Lequel?
Vladimir Poutine n’est utile qu’en temps de guerre. Un dirigeant doit conduire son peuple vers quelque chose. En Union soviétique c’était le communisme, aujourd’hui c’est la victoire dans cette guerre. En temps de paix, on n’a pas besoin de Vladimir Poutine. Durant ses 25 ans au pouvoir, sa popularité a dépassé 80% à quatre reprises, toutes liées à des crises ou des conflits: pendant la guerre en Tchétchénie en 2000, la guerre en Ossétie du Sud en 2008, l’annexion de la Crimée en 2014 et la guerre en Ukraine.
Qu’en est-il des salaires, des prix, du chômage? Sa popularité baisse alors d’environ 20%, comme en 2011 ou en 2016. A la fin de la guerre, il sera donc confronté à de grands problèmes intérieurs, les sanctions resteront en place, la situation économique sera difficile et les prix du pétrole ne devraient guère remonter fortement.
Traduit de l'allemand par Joel Espi
