Il faut reconnaître à Emmanuel Macron le talent d'écourter les joies quand ce ne sont pas les siennes. Dimanche soir, en une phrase qui fera date, le président a scié le plaisir du Rassemblement national, mais aussi des fans de foot et des cravatés de TF1. A l'heure du coup d'envoi du match amical France-Canada, les téléspectateurs se sont cognés contre la prise de parole de Marine Le Pen, qui réagissait, fusil à l'épaule, à l'annonce de dissolution de l'Assemblée nationale par le chef de l'Etat.
Drôle de match.
Résultat, au lieu de boire le champagne qu'il venait de sabrer, Jordan Bardella s'est retrouvé projeté dans une nouvelle campagne électorale qui a pris tout le monde par surprise. Les 30 juin et 7 juillet prochain, les électeurs français seront théoriquement capables de catapulter le jeune cyborg de l'extrême droite à Matignon.
Peu avant l'annonce explosive, Macron avait pansé les plaies émotionnelles de ses ministres en prétextant, comme il le fait souvent, qu'il vaut «mieux vaut écrire l’histoire que la subir». C'est un pari. Un coup de poker. En perturbant le poulailler politique dans la foulée d'une gifle historique de l'extrême droite, le président pense pouvoir faire oublier la «séquence européennes», si l'on en croit les indiscrétions pêchées par les journalistes du Monde. Il compte ainsi sur des consciences réveillées au clairon, pour ne pas avoir à céder le gouvernement à «l'ennemi de la République».
Enfin, ça, c'est la version sage. En off, il rêverait de fourguer le gouvernail à Jordan Bardella et le regarder s'envoyer tout seul dans le décor.
Et puis, un peu comme le travailleur qui prie pour qu'un coup de soleil éclipse son burn-out, il aurait évoqué un agenda propice à sa bravade: les JO de Paris fin juillet, la réouverture de Notre-Dame en décembre et... l'Euro 2024, qui démarre ce vendredi. Suffisant pour recoller, même quelques jours, les morceaux d'un peuple fracturé et reluire sa réputation en lambeaux? C'est en tout cas son défi. A sa décharge, personne ne peut sincèrement ignorer l'engorgement émotionnel qui attend les Français ces deux prochains mois.
Alors que les Bleus joueront leur dernier match de groupe le 21 juin face aux Pays-Bas, on saura neuf jours avant le premier tour des élections législatives si la bande à Mbappé continue l'aventure. De quoi tremper les bulletins de vote de larmes (de joie ou de colère). Puis, le 30 juin, second tour politique, les nations de football seront occupées à leurs huitièmes de finale.
Enfin, deux semaines plus tard, la grande finale, jour de Fête nationale française. Le symbole, peut-être trop grand pour se réaliser, est évidemment dans le viseur du président français, puisqu'Emmanuel Macron a insidieusement confié aux Bleus la mission de ramener la coupe à la maison: «Je serai avec vous le 14 juillet», s'est-il promis, en déballant son maillot personnel à Clairefontaine, le 3 juin dernier. On a lancé un coup de fil à un grand spécialiste du coup de comm' macronien, pour s'en assurer.
📽️ Emmanuel Macron with France National team today pic.twitter.com/6BpeYKCPDq
— MC (@MbappeCentral) June 3, 2024
Et puis, qu'il l'assume ou non, le départ de Kylian Mbappé au Real Madrid restera un affront pour le président à crampons. Ce gamin qu'il a pris (littéralement) sous son aile transpirante, sur la pelouse de la défaite au Qatar, s'est finalement libéré de son «importance pour tout le pays», comme lui hurlait Macron au bout du fil il y a trois ans.
Une véritable affaire d'Etat:
En 2021, puis en 2022, puis en 2023, au fil des dragues et des rumeurs, le chef de l'Etat a toujours «essayé de pousser» pour que cette Marianne des Bleus reste au PSG, dont le président Nasser Al-Khelaïfi voyait lui aussi d'un mauvais œil ce transfert géopolitique sensible. Un club que Kylian avait d'ailleurs rejoint deux petits mois après l'arrivée de Macron à l'Elysée, en 2017. C'était beau comme une comédie romantique sur Netflix.
Mais l’amour dure sept ans et la rencontre des grands esprits est aujourd'hui à digérer. Sept ans plus tard, l'un des deux vit sa meilleure vie d'adulte, l'autre sa crise de la quarantaine tardive. Dans la tête du patron d'un pays en flammes, Mbappé enfilera désormais le maillot des Bleus comme un fiston revient au nid, le dimanche, pour trinquer au-dessus du gigot familial. Et papa est vexé: pas plus tard qu'en mai dernier, il a tapé du pied auprès de son nouvel employeur pour libérer le gamin pendant les JO de Paris.
Pour ne citer que lui, Daniel Riolo, grande gueule sportive des ondes de RMC, en a marre: «Genre pour le bien de la nation, il faut absolument que Mbappé soit aux JO? Que le président de la République arrête son cirque avec Mbappé».
Le «bien de la nation» ou celui de son président, qui a compris au moins autant que Jacques Chirac que les goals savent diluer les colères du peuple? Disons que, depuis quelques années, ses détracteurs l'accusent d'empoigner tout ce qui l'entoure pour tenter de sauver sa peau. De la guerre contre l'Ukraine à Mbappé, en passant par les JO de Paris et les victoires des Bleus sur la pelouse. Faut-il s'attendre à ce que l'Euro devienne le soft power volontaire d'un Emmanuel Macron en danger de mort politique?
C'est bien connu, les liesses populaires ont souvent le pouvoir d'atténuer le bruit des bombes. Même si l'accalmie ne dure qu'un instant. Chirac, encore lui, avait confié en privé que les victoires des Bleus à la Coupe du monde de 1998 et à l'Euro 2000 étaient ni plus ni moins que le meilleur bilan de son septennat. Pour relativiser la durée du plaisir et remettre les pendules à l'heure, Jamel Debbouze avait trouvé une formule parfaite:
Pour notre expert, la temporalité politique a changé et «nous sommes aujourd’hui dans l’immédiateté et la récupération narcissique. Une victoire à court terme sera déjà considérée comme une victoire. Macron se dit certainement que si les Bleus gagnent l'Euro, il l'aura aussi gagné». Alexandre Eyries s'attend donc à un président plus fan de foot qu'il ne l'a jamais été, ces prochaines semaines.
Bien sûr, la claque que le chef de l’Etat vient de se manger aux européennes est autrement plus grave que l'envol espagnol du petit prodige tricolore ou l'éventuelle déconvenue des Bleus en Allemagne. Mais force est de constater que l'extrême droite a sèchement secoué le vieux continent cinq petits jours avant le début de l'Eurovision du ballon rond.
Et, ce n'est pas nouveau, les stars en cuissettes aimantent l'actualité du monde au moins aussi bien que les chanteurs à paillettes. Au bout du fil, Alexandre Eyries considère qu'il faut s'attendre à un «Euro et ses tribunes qui se retrouvent pollués par les récents bouleversements politiques».
Et à un autogoal pour Emmanuel Macron? A suivre et à confirmer dès vendredi.