«Team Jorge». Derrière ce nom se cache une société de désinformation israélienne. Elle est citée dans le cas d’un présentateur bien connu de BFMTV, Rachid M’Barki, soupçonné d’avoir relayé des informations «biaisées et orientées», fournies clé en main par la société en question, sans validation de la chaîne. L’affaire fait du bruit dans le milieu médiatique français, qui tout à coup s’inquiète: et si le vaisseau de la désinformation, qui ne se limite pas à «Team Jorge», avait envoyé ses cyborgs dans de nombreuses rédactions, des plus prestigieuses aux plus modestes?
Quels sont les propos incriminés prononcés par ce journaliste, présent à l’antenne depuis la création de BFMTV en 2005? Il s’agit de courtes séquences, des brèves enregistrées sur une clé USB, dans lesquelles il aborde des sujets sensibles en cherchant à faire passer des messages: oligarques russes, Qatar, Soudan, Cameroun, etc. Evoquant le Maroc, il parle du Sahara «marocain», tranchant l’épineuse question de l’appartenance du Sahara occidental, dont l’annexion par le Maroc n’est pas reconnue en droit international.
En septembre 2022, Rachid M’Barki «fait part, images à l’appui, des difficultés que connaît l’industrie du yachting à Monaco après la mise en place des sanctions contre les oligarques russes», rapporte Francebleue sur son site. Manière de faire douter du bienfondé des sanctions.
Décrit comme un «cow-boy solitaire», relégué à la présentation du journal de la nuit, «Rachid M’Barki a reconnu des opérations "d’entrisme" et confessé une éventuelle "erreur de jugement journalistique" qui l’aurait conduit à "rendre service à un ami"», poursuit l’article de Francebleue, signé de la Cellule d'investigation de Radio France.
C’est un consortium d’enquêteurs internationaux, Forbidden Stories, investiguant depuis plusieurs mois sur «Team Jorge», qui a informé la direction de BFMTV des soupçons pesant sur le journaliste de la chaîne. Un cas parmi tant d’autres.
«Team Jorge», Jorge étant le pseudonyme de celui qui se présente comme le responsable de cette société, dont l'une des spécialités est d'influencer des scrutins électoraux. Approché par l’équipe de Forbidden Stories sous une fausse étiquette, celle de «consultants indépendants» missionnés par un client africain, Jorge a déclaré:
«Les deux-tiers d’entre elles en Afrique anglophone et francophone. Vingt-sept ont été un succès», revendique l’un de ses collègues.
Selon les enquêteurs de Forbidden Stories, «Team Jorge» emploierait «d’anciens officiers de l’armée ou des services de renseignements israéliens, des experts en information financière, en questions militaires, en guerre psychologique ou en médias sociaux». Elle aurait mis sur pied une armada d’avatars, près de 40 000, dont la mission consiste à propager des opinions sur les réseaux sociaux dans le but d’influencer des objets électoraux ou référendaires – «Team Jorge» affirme avoir réussi son coup avec le référendum catalan de 2014.
Le nom de «Team Jorge» n’est pas étranger à Lotfi Bel Hadj. «C’est un concurrent», dit-il, joint par watson. Ce Franco-Tunisien est le fondateur d’UReputation, une société de cyberinfluence ayant des bureaux notamment à Tunis et Barcelone. Comme «Team Jorge», que Lotfi Bel Hadj appelle «Unité Jorge», UReputation opère particulièrement en Afrique, où elle a toutefois connu des déboires, à la suite de quoi Facebook a supprimé des centaines de faux comptes imputés à cette société.
Les noms de Lotfi Bel Hadj et de sa société sont apparus dans l’affaire des faux comptes Twitter du Paris-Saint-Germain, créés par UReputation à la demande du club de football. Des faux comptes en partie destinés à des campagnes de dénigrement, visant des joueurs du club à des moment où ils étaient en délicatesse avec la direction, parmi eux Kylian Mbappé et Adrien Rabiot.
Lotfi Bel Hadj rétorque:
«Nombreux sont ceux qui s’expriment sous pseudonymes sur les réseaux sociaux, qui y interviennent sous différentes identités. Les poursuit-on? Non. Recourir à des profils fictifs dans le cadre d’une campagne électorale, c’est une manière de mettre un candidat en avant», soutient Lotfi Bel Hadj. N’est-ce pas plutôt une façon d’influencer les électeurs en les trompant? Le fondateur d’UReputation répond par la négative.
«Il y a là un enjeu démocratique», observe avec une certaine gravité Frédéric Esposito, directeur de l’Observatoire universitaire de la sécurité, rattaché au Global Studies Institute de l’Université de Genève. «L’exemple de "Team Jorge", mis en lumière par ce consortium d’enquêteurs, montre que la problématique de la désinformation est liée à la raison d’Etat. On a là une entreprise avec des mercenaires agissant comme des influenceurs, des soldats qui construisent ou déconstruisent des informations», constate le politologue.
Il ajoute:
Vu le profil des employés de «Team Jorge», il serait étonnant que les opérations de cette société échappent à la surveillance du gouvernement israélien, voire à son approbation. Lorsque le journaliste de BFMTV, aujourd'hui suspendu par la chaîne, parle du Sahara marocain plutôt que du Sahara occidental, il épouse les intérêts du Maroc et d’Israël, dont les relations diplomatiques sont normalisées depuis fin 2020.
La Suisse n’est bien entendu pas à l’abri de tentatives de débauchage par des puissances étrangères. Nos confrères de l’Aargauer Zeitung font état de tentatives d’approches d’étudiants suisses par de bien peu innocents «correspondants» russes et chinois via les réseaux sociaux. Tout cela rappelle les intrigues développées dans la série française Le bureau des légendes, dont George Clooney signera l’adaptation américaine, a-t-on appris le 7 février.