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Crise du Groenland: «Les Européens sont soumis aux Etats-Unis»

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Crise du Groenland: «Une solution est possible, sauf si Trump est fou»

Chargé du Programme Europe, stratégie et sécurité à l'Institut de recherche international et stratégique (IRIS), Federico Santopinto pointe les inquiétantes faiblesses européennes dans le dossier du Groenland comme dans d'autres secteurs face aux Etats-Unis de Donald Trump.
30.01.2025, 05:3130.01.2025, 05:59
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Chercheur à l'IRIS, Federico Santopinto est basé à Bruxelles, au cœur des institutions de l'Union européenne. Sur les questions sécuritaires, il constate une «vassalisation» de l'Europe au profit de la force américaine.

L’Europe a-t-elle déjà connu une crise aussi sévère, sur des questions sécuritaires, avec son allié les Etats-Unis?
Federico Santopinto: Dans mon souvenir, c’est la première fois. Je n’ai jamais vu un pays de l’Otan, les Etats-Unis en l’occurrence, remettre en cause l’intégrité territoriale d’un autre pays de l’Otan. Le Danemark est en effet membre de l’Alliance atlantique et souverain sur le Groenland. Il y a dans la situation présente une énorme contradiction, l’Otan étant née pour protéger l’intégrité territoriale de ses membres.

Cela dit, le Groenland bénéficie d’un statut d’autonomie. Au regard du droit international, la souveraineté du Danemark sur ce territoire est-elle totale?
En tant que territoire autonome, le Danemark ne fait pas partie de l’ensemble territorial où s’appliquent les normes européennes.

«La souveraineté du Danemark sur le Groenland n’en est pas moins entière»

L’article 5 de la charte de l’Otan, selon lequel les Etats membres se doivent assistance en cas d’agression de l'un d'eux, est là pour garantir leur souveraineté territoriale.

Y a-t-il un article équivalent au sein de l’Union européenne?
Oui, il s’agit de l’article 42.7, très proche de l’article 5 de la charte atlantique, qui prévoit que les Etats membres doivent se prêter mutuellement secours en cas d’attaque.

L’attitude de Donald Trump vis-à-vis du Groenland, partant, vis-à-vis du Danemark, peut-elle être qualifiée d’agressive?

«Oui, son attitude est agressive, parce que Donald Trump tord le droit international, qui dit qu’on ne peut pas remettre en cause l’intégrité territoriale d’un pays par la guerre ou par la violence, mais seulement avec le consentement des peuples»

Or Donald Trump a été ambigu en disant qu’il voulait annexer le Groenland et qu’il n’excluait pas des moyens coercitifs pour exercer son contrôle sur cette île très vaste. Probablement faisait-il allusion à des moyens coercitifs de type économique, mais il est resté vague sur ce point. Ses menaces n’en sont pas moins une violation de l’article 5 de la charte de l’Otan, de l’article 42.7 du Traité sur l’UE, du droit international, mais aussi de l’ONU. Donald Trump a violé tout ce qu’il pouvait violer.

L'apparente désinvolture de Donald Trump signifie-t-elle qu’il n’attache pas, au fond, beaucoup d'importance à l’Otan et à l’UE en tant qu’organisations internationales?

«Donald Trump se fiche complètement de l’Otan. Quant à l’Union européenne, il la déteste»

Il considère que c’est une organisation dirigée contre les intérêts américains. Cela témoigne chez lui de beaucoup de superficialité. Ce n’est pas ce qu’on attend d’un homme d’Etat.

Les Nordiques, dont la Finlande et la Suède qui ont rejoint l’Otan en 2024 par crainte de la Russie, doivent se sentir un peu déboussolés face à Donald Trump. Ils font en tout cas front commun avec le Danemark dans l’affaire du Groenland.
Oui, ils se sentent déboussolés, d’autant plus que ce sont des pays très pro-Atlantique, qui tentent de privilégier leurs relations transatlantiques par rapport à leur intégration européenne. Il n’y a pas que les Nordiques qui peuvent se sentir déboussolés par les déclarations de Donald Trump, les pays Baltes aussi.

«L’Estonienne Kaja Kallas, la vice-présidente de la Commission européenne, pro-américaine à 100%, est bien embarrassée par les visées du président américain sur le Groenland»

Cette crise à propos du Groenland pourrait-elle être ce moment critique faisant prendre conscience aux Européens de la nécessité de se doter d’une vraie défense commune.
Une précision: la défense commune européenne peut être divisée en deux branches. D’une part, la politique industrielle de défense. D’autre part, la politique opérationnelle de défense. En termes industriels, il y a des choses qui se font aujourd’hui. L’UE est en train de devenir un acteur qui finance une industrie de défense européenne. Sur l’opérationnel, soit la capacité de combattre en tant que défense européenne intégrée, cela reste embryonnaire et fonctionne très mal.

Et donc, la crise groenlandaise pourrait-elle servir de déclic à la constitution d’une véritable défense européenne opérationnelle?
Je crains que non. Parce que le prisme atlantique demeure extrêmement fort en Europe.

«Beaucoup de pays n’oseront jamais aller outre un certain niveau dans une opposition aux Etats-Unis»

Malgré toutes les contradictions qu’on observe, ils continueront de percevoir les Etats-Unis comme leur ultime garantie sécuritaire.

A quels pays pensez-vous en particulier?
A la Pologne, aux pays Baltes, à l’Allemagne, principalement.

Sur un autre plan, les menaces d’annexion du Groenland par Donald Trump peuvent-elles faire prendre conscience aux Européens de la nécessité d’investir dans la sécurité du Groenland?
S'agissant de la sécurité en Europe, la prise de conscience date déjà de la guerre en Ukraine. Les budgets de défense sont en augmentation, parfois de façon très substantielle. Et puis, il y a cette politique industrielle de défense qui se développe et s’affine de plus en plus. Pour le Groenland, on notera cette proposition émanant d’un général autrichien, Robert Brieger, qui préside le Comité militaire de l’Union européenne, un organe qui fait partie de la galaxie de l’Union européenne de la défense.

«Ce général a évoqué l’idée que les Européens puissent établir des bases militaires au Groenland»

Je crois que son idée n’est pas que l’UE en tant qu'institution installe des bases au Groenland, mais que des pays européens se coordonnent pour y établir quelques-unes.

Les futurs «deals» des Européens avec Trump

L’idée de ce général autrichien a-t-elle des chances de convaincre?
Elle n’a pas été très bien accueillie. Sa mise en œuvre pourrait être perçue comme une initiative anti-américaine, étant donné que ce sont les Etats-Unis qui remettent en cause le statut du Groenland. La plupart des pays européens n’auront jamais le courage de faire un mouvement militaire aussi frontalement dirigé contre la politique américaine.

«Les Danois ont d'ailleurs demandé aux Européens de ne pas intervenir dans cette crise, afin de ne pas envenimer la situation»

Kaja Kallas, la vice-présidente de la Commission européenne, a dit à ce propos que Donald Trump avait une logique transactionnelle dans ses relations internationales et qu’il allait falloir sans doute négocier, sur le Groenland, comme sur autre chose, afin que les Américains laissent tranquilles les Européens.

Quels pourraient être les termes de ces «deals»?
Acheter plus de gaz de schiste américain ou plus d’armes américaines. Les Européens s’emploient en ce moment à calmer le jeu, à ne pas avoir une politique de confrontation, ne fût-ce que diplomatique avec les Américains.

Le Groenland présente-t-il un enjeu sécuritaire à ce point important?

«Oui, le Groenland est un énorme enjeu sécuritaire. Pour trois raisons»

D’abord, avec la fonte des glaces, il pourrait y avoir des couloirs maritimes qui vont connecter le Pacifique à l’Atlantique, et alors le Groenland aurait une position stratégique dans le contrôle de ces couloirs. Ensuite, il y a dans le sol du Groenland des matières premières essentielles pour la transition écologique et l’industrie moderne. Enfin, et c’est peut-être le plus important, le Groenland est un espace énorme habité par seulement 57 000 personnes.

Et alors?
Il est clair que ces 57 000 Groenlandais, dont une partie souhaiterait l’indépendance par rapport au Danemark, ne peuvent pas contrôler seuls cet immense territoire, convoité par les Chinois, les Russes et les Américains, voire par les Indiens. Le Groenland va être un terrain de chasse pour les grandes puissances dans le contexte géopolitique mondial.

Dès lors, on peut se demander si Donald Trump, indépendamment de son style brutal, n’a pas raison de vouloir mettre le grappin sur le Groenland.
La question est bien celle-là. Le Danemark, avec ses 5 millions d’habitants, n’a pas la masse critique pour assurer le contrôle absolu et définitif du Groenland.

«Cette île risque de devenir un territoire de conquête pour la Chine»

Avec quels effets?
Lorsque les Chinois négocient des accords commerciaux ou des accords pour exploiter des ressources naturelles avec des pays tiers, ils amènent leur main-d’œuvre. Ils le font en Afrique et en Asie. Imaginons qu’ils agissent pareillement au Groenland, ce sera une question de temps avant que la population chinoise devienne majoritaire. Aussi, en considérant l’hypothèse chinoise comme plausible, en considérant, ensuite, que les Danois ne sont pas en mesure de contrôler un territoire aussi vaste, on en vient à la conclusion que ce territoire devrait être sécurisé, ou par des pays de l’Union européenne, ou par les Etats-Unis.

Dès lors, pourquoi ne pas concevoir que l’Otan puisse remplir cet office?

«Je pense que, à la fin, on aura quelque chose de cet ordre, pour autant que Donald Trump ne soit pas fou au point de vouloir s’approprier le Groenland sans le consentement du Danemark»

Un accord pourrait être trouvé qui permette aux Etats-Unis d’établir des bases militaires au Groenland, avec l’accord du Danemark, voire de l’UE, sans que l’île devienne le 51e Etat des Etats-Unis. Ce serait peut-être la solution la plus raisonnable.

Pour que les Européens, en cas d’un tel accord, ne donnent pas l’impression de se soumettre aux Etats-Unis, il serait peut-être judicieux qu’ils aient aussi des bases militaires au Groenland, non?

«Cela serait bon et souhaitable, mais les Européens sont soumis aux Etats-Unis. Nous sommes aujourd’hui dans une phase de vassalisation poussée»

On le voit dans plusieurs dossiers, telle l’industrie de défense, où, à rebours des progrès de l’Europe dans ce domaine, les Européens, pour calmer Donald Trump, envisagent d’acheter plus d’armes américaines plutôt que de développer leur propre outil de défense. Pareil dans le domaine énergétique, où l’Europe est appelée à devenir plus dépendante du gaz liquéfié américain. Donald Trump parle de domination énergétique comme stratégie américaine. Les Européens seront les premiers à en faire les frais. Cette vassalisation tient beaucoup aux divisions entre Européens.

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