L’Allemagne veut refouler des demandeurs d’asile à ses frontières sans demander l’avis de ses voisins. La Hongrie menace d’envoyer des cars de migrants à Bruxelles. La Suède propose une aide au retour de 30 000 euros pour se débarrasser d'une partie de ses migrants. Le système européen de la migration est-il en train d’exploser?
Philippe De Bruycker: Je ne dirais pas qu’il est en train d’exploser, mais on voit quand même les débuts d’un risque de casse, en raison de réactions unilatérales, en particulier de l’Allemagne. Le cas de la Hongrie est tout à fait particulier. Parce que cette opération de renvois de migrants par cars entiers dont elle menace la Commission européenne établie à Bruxelles est de la pure communication à destination de l’électorat hongrois. La Hongrie n’a d’ailleurs pas grand-monde à renvoyer.
Le cas allemand vous paraît-il plus inquiétant?
Oui. Le cas allemand est certainement plus inquiétant, parce qu’il y a là une menace d’agir unilatéralement et une menace de détricotage de l’espace Schengen, lequel permet la libre-circulation des personnes à l’intérieur de l’UE. L’Allemagne envisage de refouler à ses frontières sans autre forme de procès des migrants arrivant d'autres Etats membres voisins, l’Autriche et la Pologne par exemple. C’est une violation flagrante du droit européen.
Pourquoi est-ce une violation?
Aux termes de l’accord de Dublin qui règle la question de l’asile en Europe, l'Allemagne, pour rester sur ce pays, ne peut pas refouler purement et simplement des demandeurs d'asile en provenance de chez ses voisins. Il faut lancer une procédure Dublin en bonne et due forme, avec une demande de transfert. Par ailleurs, les demandeurs d’asile ont des droits que les Etats membres doivent respecter.
En quoi l’espace Schengen, qui vaut, lui, pour la libre-circulation des personnes, est-il touché par la décision de l’Allemagne de rétablir des contrôles à ses frontières?
D’abord, il est clair que la réaction allemande, s’agissant de l’accord de Dublin comme de l’espace Schengen, est une réaction à la très forte poussée de l’extrême droite AfD aux élections régionales du 1ᵉʳ septembre en Thuringe et en Saxe. Une réaction, aussi, à l’attentat de Solingen commis par un demandeur d’asile syrien. L’espace Schengen est touché parce que la décision allemande remet en cause le principe de la libre-circulation de personnes et parce que d’autres Etats membres pourraient vouloir l’imiter.
Cela dit, le droit européen reconnaît à un Etat membre la possibilité de rétablir des contrôles à ses frontières lorsque l’ordre public ou la sécurité est en jeu. A priori, sous réserve de vérification, l’Allemagne est dans ce cas de figure.
En avril, les Etats membres ont approuvé le pacte européen sur l’asile. Mais il a été aussitôt contesté par une quinzaine d'entre eux. Comment l’expliquez-vous?
Ce pacte a été adopté après huit ans de négociations. En réalité, ce pacte est une petite réforme de l’accord de Dublin, sur des points de détails. Dans les faits, les Etats membres ont confirmé le règlement Dublin. Il est très curieux, alors qu’ils ont voulu garder le système en place réglant l’asile, qu’une moitié de ceux-ci le remette en cause. La raison tient au fait que le règlement Dublin contient des procédures bureaucratiques très lourdes.
Quelles sont les grandes lignes du règlement Dublin?
Le critère familial permet à un demandeur d’asile qui a de la famille dans un Etat membre de s’y rendre. Mais ce critère familial ne joue que dans peu de cas. Le principal critère est celui de l’Etat membre de première entrée. Ce qui signifie que des Etats comme l’Italie, la Grèce et l’Espagne, qui sont généralement ceux de première entrée des migrants, sont responsables de ces derniers. C’est en raison de cette inégalité de traitement, qui favorise les Etats membres dans lesquels ne s’effectue pas la première entrée dans l’UE, qu’on a prévu un mécanisme de solidarité pour accompagner le système Dublin. Ce mécanisme n’entrera en vigueur qu’en 2026 et on ignore à ce stade s’il fonctionnera bien.
Que prévoit ce mécanisme?
Mais elle est flexible. Les Etats membres peuvent choisir entre différentes formes de solidarité. Il y a la relocalisation. Cela signifie que des Etats membres acceptent de prendre sur leur territoire des demandeurs d’asile pour en décharger d’autres. Mais il y a des Etats membres, la Pologne, la Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie, qui ne veulent pas de relocalisation. Qui ne souhaitent donc pas prendre sur leur sol des migrants provenant des Etats membres de première entrée. La solidarité est alors financière ou opérationnelle, à travers l’envoi de personnels ou de matériels. Il y a par ailleurs des accords avec des pays dits de transit, comme la Tunisie et l’Egypte, qui, contre une aide financière, acceptent de reprendre sur leur territoire des migrants qui en étaient partis pour se rendre en Europe.
Combien y a-t-il de demandeurs d’asile dans les pays de l’UE?
En 2023 sont arrivés 1,1 million de demandeurs d’asile. Ce nombre était de 900 000 en 2022, de 650 000 en 2021. Mais attention, ces chiffres ne se rapportent pas au nombre de demandeurs d’asile, mais de demandes d’asile. Certains migrants demandent plusieurs fois l’asile.
Quelle proportion d'entre eux a de grandes chances d’obtenir l’asile parce que persécutée ou en danger dans les pays d’origine?
La question des migrants, au cœur des campagnes électorales et moteur du vote d’extrême droite, peut-elle mettre en péril l’Union européenne?
Je ne dirais pas que cela menace l’ensemble de la construction européenne. Mais il y a néanmoins un risque de crise, semblable à celle qu’on a connue en 2015-2016 avec l’afflux de réfugiés syriens, où s'étaient multipliées les réactions unilatérales des Etats membres. La grande crainte, c’est celle de l’effet domino: un Etat, comme l’Allemagne aujourd’hui, pas le moindre, donc, refuse et refoule des demandeurs d’asile, entraînant une réaction en chaîne et des violations du droit européen. Il y a là un risque de chaos migratoire en Europe, qui serait suivi d’un démantèlement de l’espace Schengen, dans la mesure où les Etats membres en viendraient l'un après l'autre à rétablir des contrôles aux frontières intérieures. Précisons que la Suisse est membre de Dublin et Schengen.
Les Etats de l’UE, voyant le vote d’extrême droite monter en flèche, n’en viennent-ils pas à la conclusion que l’immigration, faute de stabilisation des flux, ne permet plus d’intégrer comme il le faudrait les migrants en provenance de pays subsahariens ou du Moyen-Orient, la plupart d’entre eux étant musulmans?
Le problème, c’est qu’il y a effectivement une montée de l’extrême droite. Des partis exploitent le thème de la migration pour gagner des élections.
On assiste alors à une fuite en avant qui se traduit par l’annonce de mesures toujours plus restrictives en matière d’accueil des migrants. On est entraîné dans un cercle vicieux.
D’un autre point de vue, on peut certes prendre le contre-pied de l’extrême droite, mais rien ne dit qu’on n’empêchera cette dernière d’obtenir de plus gros scores encore dans de prochaines élections. On est face à une question identitaire, où une part importante de la population autochtone estime voir son monde se défaire sous la pression migratoire.
Il y a effectivement un problème identitaire. On en a un exemple patent avec l’accueil des réfugiés ukrainiens dans l’espace Schengen. D’une manière générale, l’accueil de cette immigration n’a posé aucun problème. Il y a très clairement une différence dans l’accueil des populations en raison de leur origine. Pour dire les choses platement, des Blancs chrétiens, ça passe, contrairement aux personnes d’origine arabe ou de couleur noire et/ou de religion musulmane. Cela dit, il faut faire la distinction entre la perte d’identité et le sentiment de perte d’identité. Ce sont deux choses complètement différentes.
Quand des problèmes de cohabitation se posent dans certains quartiers, que faire?
Les causes des problèmes sont multifactorielles. Mais il faut absolument traiter localement les problèmes que peut créer la cohabitation avec des immigrés. Dans certains quartiers, il y a des populations autochtones fragilisées, qui vivent des situations de paupérisation et d’insécurité. Rajouter, dans ces quartiers, des flux migratoires perçus comme différents, pose des défis. On ne peut pas le nier.
Qu’attendre du premier ministre français Michel Barnier sur la question de l’asile?
On peut avoir quelque inquiétude. C’est quand même lui qui, en 2021, sur la question des flux migratoires, avait dit que la France devait s’affranchir des règles européennes. Ça ne manquait pas de sel!