En 1989, Place Bellecour, à Lyon, Abdelaziz Chaambi avait organisé une manifestation pour s’opposer à la vente en France des «Versets sataniques». Ce roman avait valu la même année à son auteur, Salman Rushdie, une condamnation à mort prononcée sous forme de fatwa (sentence coranique) par le guide iranien de la révolution islamique, l’ayatollah Khomeiny. «Nous étions opposés à cette fatwa. La seule chose que nous demandions, c’est que ce livre faisant insulte au prophète et heurtant la dignité des musulmans ne soit pas diffusé en France», affirme-t-il trente-deux ans plus tard à watson.
Mercredi 20 octobre, au nom de la lutte contre la radicalisation islamiste, Emmanuel Macron a dissous par décret la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI), l’association fondée en 2008 par Abdelaziz Chaambi. Ce Lyonnais originaire de Tunisie, éducateur à la retraite, se dit «scandalisé et choqué». Il l'est moins de la dissolution de son association, assure-t-il, que des termes employés par le ministre de l’intérieur Gérard Darmanin pour la justifier:
Le ministre de l’Intérieur @GDarmanin a annoncé la dissolution de la « Coordination contre le racisme et l’islamophobie ». Cet organe légitimait et justifiait les actes terroristes comme une réponse à une supposée hostilité de la France à l’égard d’une partie de ses concitoyens.
— SG-CIPDR (@SG_CIPDR) October 20, 2021
Dans le décret de dissolution, l'exécutif français reproche à la CRI et à son président Abdelaziz Chaambi, entre autres:
Le gouvernement tient par ailleurs grief à la CRI de nombreux commentaires publiés sur la page Facebook de l’association. Ainsi celui posté le 22 novembre 2020 visant le chef de l'Etat et «constituant une menace de mort» à son encontre: «Et ceux qui insultent le messager d’Allah leur attend une punition douloureuse.» Après quoi, l’auteur de ces mots ajoute en arabe: «Que Dieu te maudisse.» Le gouvernement accuse la CRI d’avoir «délibérément maintenu en ligne» d'autres messages contenant eux aussi des menaces.
Abdelaziz Chaambi se défend:
Le militant lyonnais en veut au ministre de l’intérieur, qu’il qualifie de «petit Ben Ali», du nom de l’ancien autocrate tunisien, destitué en 2011. «Darmanin sait très bien qu’en agissant comme il le fait, il va attiser la haine de la France à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Il fait la course avec Zemmour et Le Pen.»
Quelque chose a changé dans l’approche gouvernementale du phénomène islamiste. Cela date de l’assassinat du professeur Samuel Paty, décapité par un jeune homme d’origine tchétchène le 16 octobre 2020 à Conflans-Sainte-Honorine, une ville de banlieue parisienne réputée calme. «A cette occasion, c’est l’école, le socle de la République, qui a été attaquée, chacun l’a bien compris», confie à watson un spécialiste de la lutte contre la radicalisation islamiste au ministère de l’intérieur.
Officiels et observateurs se sont aperçus:
En complément à la loi du 24 août 2021 «confortant le respect des principes de la République», dite aussi loi contre le séparatisme, le ministère de l’intérieur s’est doté d’un instrument de «contre-propagande républicaine» devant contrer la «propagande islamiste». Son nom: Secrétariat général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (SG-CIPDR). Il comprendrait des chercheurs, des journalistes, des community managers. Sur Twitter, il rend coup pour coup, quand il ne les donne pas en premier. «La propagande djihadiste et islamiste exige que nous soyons à la hauteur, affirme le spécialiste de la lutte contre la radicalisation. Nous devons être présents sur les réseaux sociaux avec un ton clair, ferme et cash quand cela s’impose.»
Un tweet du SG-CIPDR, daté du 3 octobre, annonçait la «couleur». Tel était son libellé: «Le séparatisme islamiste a désigné la République comme son ennemi. Mais comment le distinguer, et quelles sont ses conséquences dans notre société? Décryptage». Ce tweet renvoyait à une animation vidéo désignant à son tour l'adversaire, selon le ministère de l’intérieur: «Les entrepreneurs communautaires islamistes développent un réseau d’officines saturant l’échange économique, culturel et social par le biais du monde associatif et plus généralement de la société civile.»
🔴 Le séparatisme islamiste a désigné la République comme son ennemi. Mais comment le distinguer, et quelles sont ses conséquences dans notre société ? Décryptage ⤵️ pic.twitter.com/wcCKjL4bfw
— SG-CIPDR (@SG_CIPDR) October 3, 2021
Rarement le gouvernement avait parlé avec autant de clarté sur ce sujet sensible. L’un de ses buts est de faire respecter le «contrat d’engagement républicain». Cela concerne prioritairement les associations bénéficiant de subventions publiques. Elles sont tenues de signer une charte reconnaissant les «valeurs de la République et de la laïcité».
Le tweet sans filtre du SG-CPDR a provoqué des réactions outrées, provenant de musulmans et de non-musulmans, globalement d’une partie de la gauche:
Dire qu'il y a un ennemi infiltré de l'intérieur qui cherche de manière perfide à conquérir un prétendu pouvoir
— lerigolard (@lerigrolard) October 4, 2021
Bienvenue en 1930
Depuis l’assassinat de Samuel Paty, trois associations musulmanes emblématiques, ainsi qu’une maison d’édition, elle aussi musulmane, ont été dissoutes sur décret présidentiel. Avant la CRI la semaine dernière, ce fut le cas pour Baraka City et le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), dans les derniers mois de 2020 déjà. En tout, depuis 2017, ce sont «13 associations diffusant l'idéologie islamiste» qui ont été dissoutes.
Le ministère de l'intérieur ne sévit pas seulement contre l'islamisme. Il agit aussi contre la nébuleuse de l'ultra-droite, dont une partie des membres échafaude des projets d'attentats ou de coups d'Etat. Le 3 mars, il a dissous le mouvement Génération identitaire qui s'était signalé par des actions contre l'islam et l'immigration. Il s'apprête à faire de même avec un groupement connu sous le nom d'Alvarium.
Les responsables des associations musulmanes dissoutes ne sont pas dupes. Eux aussi font clairement le lien entre l’assassinat de Samuel Paty et la dissolution de leurs structures respectives. Ces décisions gouvernementales provoquent à la fois de la colère et une forme d’accablement chez certains fidèles, sans qu'on note un mouvement d'indignation générale chez les musulmans, et ce, quel que soit leur degré de pratique. Comme si beaucoup parmi eux ne souhaitaient plus être représentés par des groupes affichant un islam conservateur, sinon rigoriste, entretenant par ailleurs un ressentiment constant vis-à-vis de la France, au motif de son passé colonial.
Les plus remontés sont les plus concernés par les dissolutions. «Est-ce que ce pays est vivable pour les musulmans? La réponse est non, tranche l’un. Faire la hijra (red: s’établir dans un pays régi par la charia, la loi coranique)? Mais ça ne changera rien. On ne peut quand même pas laisser dire, ne pas réagir.» Un autre rapproche ces dissolutions de la politique française au temps des colonies. Un troisième prétend que la «communauté musulmane est perdue».
Abdelaziz Chaambi, le président de la CRI dissoute, un conservateur sur les mœurs qui a milité dans sa jeunesse à l’extrême gauche, fut proche des frères Hani et Tariq Ramadan et dont une bonne partie du discours tient dans sa dénonciation d'un «deux poids, deux mesures», va faire recours de la décision de dissolution devant le Conseil d’Etat, la plus haute juridiction administrative française, annonce-t-il.
De son côté, s’apercevant de «la force acquise par l’extrême droite dans l’opinion et de l’attention accordée par les Français aux thèmes de l’insécurité, de l’immigration et du communautarisme, le gouvernement n’entend pas lâcher sa pression sur les acteurs de l’islamisme», confie notre source au sein du ministère de l'intérieur. La campagne présidentielle avec un Eric Zemmour dans les pattes s’annonce périlleuse.