Il y aura d'autres Boutcha, d'autres massacres, d'autres atrocités, un nombre infini de civils assassinés, mutilés, violés. D'autres villes bombardées vouées à finir en un amas de ruines. D'autres enfants tués. D'autres populations massacrées. Une guerre d'annexion n'est jamais affaire de morale mais d'annihilation de l'ennemi. Par tous les moyens possibles.
Jour après jour, en une symphonie funèbre infinie, nous verrons des images qui nous révulseront le cœur. Nous lirons des témoignages qui nous laisseront exsangues de tout sentiment si ce n'est celui de réclamer justice. Nous écouterons le récit d'attaques si barbares que notre premier réflexe sera de douter de leur véracité. Nous serons plongés au cœur des ténèbres, précipités au plus près de l'enfer, dans cette débauche de violence qui laisse à désespérer des hommes et de leur appétit à tout détruire, à tout salir.
Et plus le temps passera, et plus nous aurons honte. Honte de notre impuissance. Honte d'assister à la pire des ignominies sans réagir ou presque. Honte d'être, malgré nous, les complices de ces exécutions aveugles, de ces exactions innommables. Honte de ne pas secourir ces populations qui n'avaient rien demandé à personne si ce n'est de vivre dans la paix et la quiétude. A la longue, cette honte deviendra si grande que de nous regarder dans la glace nous sera impossible tant le visage de notre passivité aura le goût amer de la trahison et de la défaite.
Aujourd'hui, on nous explique que de cesser d'acheter du gaz à la Russie, argent qui lui sert à renforcer son arsenal militaire et donc à tuer encore et encore, aura comme conséquence de nous appauvrir collectivement. De plonger nos économies dans la récession. De fermer des usines. De mettre des gens au chômage. D'aggraver les inégalités. De compliquer à outrance notre vie au quotidien.
Eh bien, je le dis tout net, je préfère de loin crever de froid, être privé de tout confort et vivre au ralenti que d'éprouver ce sentiment de honte qui me vrille en permanence l'estomac. Je serais prêt à vivre une vie au rabais, une vie de mendiant, à me contenter d'un repas sur deux, à dormir dans des draps refroidis si cela précipitait la fin des hostilités, la chute du maître du Kremlin.
Il n'y a même pas matière à discussion. Nous vivons tellement bien en Occident, nous avons tellement été gâtés par le sort que nous avons fini par perdre le goût de l'effort et du sacrifice, le sens des perspectives. Qu'est-ce que de chauffer moins nos appartements quand il s'agit de sauver notre part d'humanité? Que représente de moins sortir, de moins dépenser, de moins voyager, de moins s'engraisser quand on évoque le sort d'innocents confrontés au vertige de la barbarie, de la mort dans son expression la plus abjecte qui soit?
Ne sommes-nous pas déjà assez bien portants, assez gras de nos richesses accumulées pour ne point consentir à quelques sacrifices? Sommes-nous devenus à ce point indifférents à la marche du monde, à la souffrance des autres, que d'accepter de renoncer à une partie de notre bien-être nous apparaît comme un sacrifice trop lourd à supporter? A force de vivre en paix, sommes-nous devenus si lâches que toute perspective de mener une existence plus modeste nous plonge dans une affliction sans nom?
Sommes-nous des êtres doués de conscience et de sensibilité ou bien alors seulement des caisses enregistreuses dont le seul souci serait de nous inquiéter de la destination de nos prochaines vacances? Sommes-nous devenus à ce point égoïstes, centrés sur nos petites vies bien confortables, que de renoncer un tant soit peu à ce confort semble être un objectif inatteignable, une épreuve bien trop difficile à endurer?
J'ignore si de cesser d'acheter du gaz, du pétrole ou du charbon à la Russie hâtera la fin de la guerre. J'ignore si de cesser de verser de l'argent à Poutine et à ses sbires entraînera leur chute. J'ignore si ces nouvelles sanctions seront suffisantes pour permettre à l'Ukraine de retrouver un semblant de normalité. J'ignore s'il ne faudrait pas mieux pourvoir l'armée ukrainienne en armes offensives ou en assistance technologique.
Tout cela je l'ignore. Par contre je sais une chose, une seule. D'agir ainsi, de priver la Russie de rentrées d'argent conséquentes, me permettra à moi de vivre mieux. D'attendrir la honte qui est la mienne ces jours-ci. De mieux m'accepter, moi et ma rage impuissante à voir des hommes et des femmes subir atrocités sur atrocités. D'être plus en paix avec ma conscience, laquelle me crie d'agir et d'entreprendre quoi que ce soit à même d'arrêter le cours de la guerre.
Ou autrement dit, si ce boycott ne sert en rien à sauver l'Ukraine, au moins il nous permettra de nous sauver nous-mêmes.
Croyez-moi, c'est déjà beaucoup.
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original