Les guerres ne détruisent pas que des vies humaines ou des territoires. Une autre victime est faite de pierres, de peinture ou de papier: les biens historiques et culturels. L'ONU dénombre des centaines de sites endommagés, détruits ou pillés.
Cela, Yurii Kaparulin le sait mieux que quiconque: au début de l'invasion russe, ce professeur à l'Université de Kherson a fui son pays pour les Etats-Unis, accompagné de sa famille. Spécialiste de l'Holocauste, il poursuit désormais ses recherches à l'Université du Michigan. L'historien nous a expliqué pourquoi les pillages des sites culturels font partie d'un effort plus vaste: éradiquer toute trace d'identité ukrainienne qui pourrait distinguer le pays de la Russie.
Avez-vous des informations sur ce qui se passe en ce moment à Kherson, ou sur d'autres sites culturels ukrainiens?
Yurii Kaparulin: En fait, la situation est compliquée depuis 2014. Lors de l'annexion de la Crimée par la Russie, nous avons assisté au pillage de multiples biens culturels et œuvres d'art à l'est du pays. Des trésors ont été pillés ou endommagés. Evidemment, cela a empiré depuis le mois de février. Le gouvernement ukrainien dénombre des centaines de sites affectés. De nombreux musées, théâtres ou écoles ont été partiellement, si ce n'est totalement détruits. C'est le cas de Marioupol, par exemple (réd: le directeur de l'orchestre philharmonique a été tué et celui du théâtre brièvement détenu par les occupants). Mais les Russes n'ont pas fait que bombarder des bâtiments: ils ont aussi détruit des documents et des livres d'auteurs ukrainiens.
En effet, les autorités de Kherson ont dénoncé de nombreux pillages et une «attaque systémique» de la culture ukrainienne depuis le retrait des Russes...
C'est exact. A Kherson, où je vivais il y a encore quelques mois, nous avons deux musées principaux. Le musée d'art et le musée d'histoire, qui se situe dans un magnifique bâtiment historique. En novembre, avant que les troupes russes ne quittent Kherson, elles ont organisé une «évacuation» de la plupart des collections.
Soi-disant pour les protéger. En fait, c'était du pillage. Nous avons perdu une collection d'art unique. De nombreux documents de nos archives d'état ont également été volés, principalement des archives sur l'empire russe et l'époque soviétique.
Quel est l'intérêt de piller ces œuvres ou ces documents? Les vendre? Les détruire?
Les deux! Cette guerre est aussi culturelle. La Russie veut montrer que l'Ukraine fait toujours partie de l'empire russe. Dans le discours de Poutine, l'Ukraine et la Russie ne sont qu'une seule nation, un seul peuple. C'est faux. Mais il lui sera plus facile de le prouver quand il aura détruit notre culture et notre identité. Pour justifier ces pillages, les Russes prétendent que la majeure partie des biens culturels ukrainiens ne sont pas les nôtres, mais qu'ils appartiennent à la Russie de l'époque soviétique.
Cette violence contre la culture n'est pas seulement un problème moral. C'est aussi illégal. C'est un crime de guerre. Selon le droit humanitaire international, les biens culturels doivent être protégés.
Chaque guerre est-elle l'occasion de piller et de détruire des œuvres?
Malheureusement, oui. Le pillage est un trait majeur des conflits. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne et l'Union soviétique ont pillé de nombreux musées et sites culturels avant de transférer les biens vers l'Allemagne. Durant mes recherches sur la spoliation des Juifs ukrainiens, j'ai retrouvé le témoignage d'un des officiers allemands en poste à Kherson, qui décrit comment il a organisé le transfert des biens pillés de l'Ukraine vers l'Allemagne. Aujourd'hui, on observe la même chose dans la guerre de la Russie contre l'Ukraine.
Qu'est-il advenu des œuvres pillées à Kherson?
Difficile de le savoir. Certaines seront probablement envoyées dans des institutions russes.
Hier, en regardant les informations, j'ai appris que notre directrice des archives d'Etat allait reprendre le travail dans les archives et essayer de créer une liste des collections culturelles pillées.
Quelle est la prochaine étape?
Les procureurs généraux ukrainiens mènent des enquêtes et rassemblent un maximum de documentation sur ces pillages. La spoliation et la destruction de biens culturels relèvent du droit pénal international. L'Ukraine a adopté des conventions en ce sens encore tout récemment, en 2020. Le problème, c'est que ce n'est pas le cas de la Fédération russe. Le principal plan de travail sera d'organiser une cour pénale internationale pour la restitution des objets et le remboursement des destructions. L'Ukraine et la Russie ne sont pas les seuls concernés. Je pense que de nombreux pays doivent se joindre à ces poursuites et à ce tribunal. Un jour, peut-être, nous aurons la satisfaction de voir la Russie reconnaître ses crimes. Alors, nous pourrons commencer le processus de reconstruction, de remboursement et de restitution.
Devons-nous considérer qu'une grande partie de ces œuvres d'art est perdue pour toujours?
Tout dépend de la politique russe. Par exemple, dans le cas des pillages par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement allemand a essayé de restituer les œuvres pillées à leurs propriétaires – ou, au moins, de les rembourser quand ce n'était pas possible. Le problème, c'est que je ne vois pas comment un tel changement pourrait se produire en Russie dans les prochaines années, comme ce fût le cas en Allemagne après 1945. Je crains que nous ne devions mener l'enquête durant de nombreuses années. Un travail long et laborieux nous attend. Mais nous devons essayer! Nous ne pouvons pas simplement dire «ok, au revoir» à ces œuvres. Avec l'aide de nos partenaires internationaux, nous devons essayer de restituer nos biens. C'est indispensable. Parce que les biens culturels ukrainiens pillés ou détruits font partie d'une culture globale. C'est notre héritage. Pas seulement celui de l'Ukraine. Mais celui de l'humanité.