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Erdogan contre Kilicdaroglu: le choc des deux Turquie

A man walks past election campaign billboards of Turkish President and People's Alliance's presidential candidate Recep Tayyip Erdogan, left, and CHP party leader and Nation Alliance's  ...
Recep Tayyip Erdogan (g.) et Kemal Kilicdaroglu (d.). Istanbul, 5 mai 2023.Image: AP

Erdogan contre Kilicdaroglu: le choc des deux Turquie

A l'approche du second tour de la présidentielle turque de dimanche, le sociologue Tarik Yildiz dresse les portraits tout en style des deux candidats en lice, le sortant Recep Tayyip Erdogan et son challenger Kemal Kilicdaroglu.
27.05.2023, 07:5527.05.2023, 12:04
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Qui, du président sortant Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 20 ans, ou de son opposant Kemal Kilicdaroglu, sortira vainqueur du second tour de l'élection présidentielle turque, dimanche? En attendant de le savoir, watson a demandé au sociologue Tarik Yildiz, bon connaisseur de la Turquie, de nous dire qui sont ces deux hommes, à quelles familles politiques ils appartiennent, ce qu'ils proposent, ce qu'ils incarnent.

Quelles sont les deux visions proposées aux Turcs dans ce second tour opposant le président sortant Recep Tayyip Erdogan à son challenger Kemal Kilicdaroglu?
Il y a deux tendances qui s’opposent en Turquie, en réalité depuis des siècles. Le pouvoir actuel, celui d’Erdogan, s’appuie sur une vision à la fois religieuse et conservatrice de la société, qui a pour ancêtre une sorte d’islam politique qui a pu émerger tout au long de l’histoire de la Turquie. Cette tendance s’est exprimée dès lors que le peuple avait librement la parole. Elle s’est alors imposée ou du moins a montré son importance après des années de laïcisation un peu forcée d’Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne à la chute de l’Empire ottoman en 1923.

Et maintenant?
L’actuel camp présidentiel représente cette force politique profonde de la Turquie, en plus d’une continuité de l’Etat. Il faut en effet rappeler qu’avant l’arrivée d’Erdogan au pouvoir, en 2003, l’instabilité politique était la norme, avec de nombreux gouvernements aux coalitions improbables se succédant.

A propos de Tarik Yildiz

Sociologue de nationalité française, spécialiste des liens entre religions et société, Tarik Yildiz est l'auteur de l'essai De la fatigue d'être soi au prêt-à-croire (éditions du Puits de Roulle), qui décrypte les principaux mécanismes de la radicalisation islamiste.

«Renouer avec l'Etat de droit»

Qu’incarne, de son côté, Kemal Kilicdaroglu?
Il est issu de la minorité alévie, un courant hétérodoxe et moderniste de l’islam, traditionnellement mal vu par la majorité sunnite à laquelle appartient Erdogan. Il est membre du parti kémaliste, le CHP, le Parti républicain du peuple, qui a fondé la République de Turquie en 1923. Mais le CHP n’a jamais réussi seul à arriver au pouvoir, si ce n’est lorsqu’il y avait un régime de parti unique. Le CHP ne représente que 25 à 30% de la population. Il se heurte à un plafond de verre. Pour lui, c’est difficile d’aller au-delà. Qualifier avec précision la vision de cette deuxième tendance emmenée par Kilicdaroglu est un peu compliqué. Cela demande de prendre en compte une coalition allant de la gauche à la droite, soutenue par les Kurdes, qui rassemble tout ce qui, en Turquie, s’oppose à Erdogan.

Quels sont les mots d’ordre du candidat Kilicdaroglu et de sa coalition?
Renouer avec l’Etat de droit, réinsister sur la séparation des pouvoirs, avoir des médias libres et indépendants. Des arguments de campagne très forts. Il n'en reste pas moins que cette coalition peut diverger sur des aspects économiques, par exemple.

«Dans cette élection, les gens accordent plus d’importance à ce qu’incarnent les deux candidats qu’à ce qu'ils proposent»

Est-ce qu’on peut dire de Kilicdaroglu qu’il porte en lui les valeurs européennes, à l'inverse d'Erdogan, qui incarnerait davantage le passé ottoman de la Turquie?
Ce qui est certain, c’est qu’Erdogan tente de s’inscrire dans un temps très long, allant au-delà des valeurs européennes qui ont contribué à la formation de la Turquie moderne. Erdogan, pour résumer, voit les choses en grand. Kilicdaroglu essaie de ne pas être trop en décalage avec la vision d’Erdogan, précisément parce qu’on lui a reproché de ne pas voir les choses suffisamment en grand. Il défend bien sûr des valeurs universelles, mais en même temps, il ne veut pas apparaître comme étant trop proche de l’Union européenne. Il donne des gages de nationalisme. Alors qu'Erdogan fait valoir des valeurs musulmanes d'accueil, la position de Kilicdaroglu sur les réfugiés syriens présents en Turquie a surpris.

«Kilicdaroglu plus virulent sur le sujet des réfugiés syriens»

Pouvez-vous rappeler sa position à ce sujet?
La coalition emmenée par Kilicdaroglu est bien plus virulente que ne l’est Erdogan à ce sujet. Elle veut renvoyer au plus vite chez eux ces réfugiés, au nombre de 3,5 millions, tout en prenant la précaution de dire qu’elle agirait dans le respect du droit international. Sur la question des réfugiés syriens, Kilicdaroglu est d’accord avec l’ultranationaliste Sinan Ogan. On s’attendait à ce que celui-ci, battu au premier tour avec 5% de voix, appelle à voter pour Kilicdaroglu au second, mais il a finalement décidé de soutenir à titre personnel le favori Erdogan, probablement pour des raisons électoralistes.

Comment expliquer qu'une majorité de Turcs soit prête à réélire Erdogan, un homme au pouvoir depuis 20 ans?
On peut faire 1000 reproches à Erdogan, mais depuis qu’il est là, c’est très stable, sur un plan politique et économique. Le pouvoir est certes concentré, mais les décisions sont prises et appliquées. Les Turcs sont reconnaissants à Erdogan d’avoir redonné une grandeur à leur pays, à l'intérieur comme à l’extérieur. Il a sans doute bénéficié d’un boum économique mondial à son arrivée au pouvoir, mais les infrastructures, routes et hôpitaux, ont connu avec lui un développement sans précédent. Et puis, il y a la dimension démocratique.

«On ne s’en rappelle plus trop aujourd'hui, mais avec Erdogan, la Turquie est devenue beaucoup plus démocratique»

Le mouvement de démocratisation a été incroyable durant les dix premières années de pouvoir de l’AKP, le parti présidentiel. Ces dix dernières années ont en revanche été marquées par un retour de balancier, accentué depuis la tentative de coup d’Etat de 2016 contre Erdogan.

Un retour en arrière, donc?
Oui et non. Malgré le serrage de vis opéré par Erdogan dans le domaine judiciaire, on n’est pas revenu en Turquie à la situation qui prévalait avant les années 2000. Dans les années 1990, il y avait parfois des exécutions un peu sommaires d’opposants politiques, ce qui n’est pas la norme avec Erdogan, malgré, il faut le dire, une dégradation sur le plan des libertés publiques, ces dernières années.

Il y a comme la garantie, qu’avec Erdogan, en dépit de sa mégalomanie dénoncée par des adversaires, les acquis seront davantage préservés, c’est bien cela?
Oui. Il y a là dans tous ces aspects une forme de paradoxe. On apprécie en Erdogan l’homme fort et ce qu'on pourrait appeler sa probité. C'est lui qui a mis fin à la petite corruption qui faisait qu’auparavant, on donnait un billet à un policier qui vous faisait des problèmes. Aujourd’hui, ces pratiques sont inconcevables.

«Sur le voile, chacun fait ce qu’il veut, en gros»

S’agissant du voile, l’une des marques du pouvoir islamo-conservateur d’Erdogan, est-ce que la liberté de le mettre ou de ne pas le mettre est totale, en Turquie?
Le port du voile, autrefois interdit dans les administrations et à l’université, ne l’y est plus depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir. Cela a été perçu comme un acquis démocratique, selon une vision anglo-saxonne des choses. L’opposition kémaliste, sur une ligne laïque, d’abord très rétive sur la question du voile, est désormais acquise à cette cause-là. Chacun fait ce qu’il veut, en gros. Mais il peut y avoir une pression sociale, d’un côté comme de l’autre.

Est-ce qu’il y a, dans le pays, des poches clairement acquises à l’un ou l’autre des candidats?
Oui. L’opposition est nettement majoritaire, parfois jusqu’à 90% des voix, là où l’on trouve des minorités religieuses, alévies ou chrétiennes, par exemple, où les sunnites sont, pour le coup, minoritaires en nombre. C’est par exemple le cas sur la côte égéenne, à l’ouest du pays.

Kemal Kilicdaroglu met-il son appartenance alévie en avant?

«En tout cas, il en parle. Il ne craint pas de le faire, alors que le parti kémaliste, auquel il appartient, a historiquement sur ce point une approche plutôt française, qui fait qu’on tait son appartenance religieuse ou minoritaire»

Là aussi, c’est Erdogan qui a fait bouger les choses. Il a mis à la télévision publique des programmes entièrement en kurde. Avant lui, cela n’existait pas. Il faut se rendre compte qu'il y avait des partis politiques qui disaient que les Kurdes n’existent pas.

Les régions touchées par le tremblement de terre de février se sont-elles détournées d'Erdogan?
Les effets du tremblement de terre sont neutres en termes politiques. Les régions traditionnellement conservatrices, proches de la vision religieuse du président, ont voté Erdogan. Les régions peuplées de minorités religieuses et/ou de populations attachées à la laïcité, ont voté Kilicdaroglu.

Ukraine et Syrie

Kemal Kilicdaroglu est-il aligné sur la position d’Erdogan concernant la guerre en Ukraine?
C’est un sujet, comme on s'en doute, sensible. Kilicdaroglu a fait des déclarations sur Twitter en forme de petites piques vis-à-vis des Russes. «Si vous voulez que nos relations avec la Russie restent bonnes, il va falloir que vous arrêtiez de vous mêler de nos affaires intérieures», a-t-il écrit en substance. Il soupçonnait les Russes de faire de la propagande pro-Erdogan. C’est un peu risqué de sa part, parce que la position turque n’est pas entièrement alignée sur celle de l’Europe sur le sujet.

Et sur la Syrie?
Là, les positions sont clairement différentes, même si le gouvernement actuel a commencé à rediscuter avec le régime syrien de Bachar al-Assad. La reprise des relations avec Damas serait quand même beaucoup plus facile avec Kilicdaroglu au pouvoir. Il y avait une dimension néo-ottomane très forte dans l’opposition d’Erdogan à Bachar al-Assad. Le premier se voyait comme le rassembleur de tous les musulmans sunnites de la région, face, entre autres, au président syrien, qui est de la minorité alaouite, une branche du chiisme. Ce qu’on peut dire, c’est que la grille de lecture gauche-droite n’est pas des plus appropriées pour appréhender les enjeux du second tour de la présidentielle turque et que l'on se retrouve sur certains sujets à fronts renversés, là où on n'attend pas forcément les candidats.

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