Prigojine et ses hommes ont donné l’impression de pénétrer dans le territoire russe comme dans du beurre. Comment expliquez-vous cette progression apparemment facile de Wagner?
Faites le calcul: 25 000 hommes, militaires, mercenaires, payés, vétérans, expérimentés, armés jusqu’aux dents, qui ont dans les jambes les combats les plus durs qu’a menés l’armée russe ces douze derniers mois.
Mais le reste de l’armée russe n’est pas sans rien, face à Wagner…
Certes, l’armée russe dispose d’unités d’élites, lourdes, blindées, etc. Mais ces forces sont pour l’essentiel engagées sur le front, ou bien sont en caserne dispersées dans tout le pays. Pour stopper les milliers de soldats de Wagner, il faut des éléments et des armes lourdes. Prigojine connaît très bien les forces et faiblesses de l’armée russe. Il savait que la police et les forces du Ministère de l’intérieur seraient pris de vitesse et incapables de l’arrêter.
Prigojine a visiblement joué son va-tout?
S’il était resté en Ukraine, peut-être ne serait-il plus de ce monde aujourd’hui. En visant le point faible de l’appareil d’Etat russe, il a vu juste et est parvenu à contraindre le président à la négociation. C’est une victoire pour lui. Et à cela s’ajoute le respect et la sympathie pour cette action d’une certaine manière «héroïque», qui attire l’intérêt et le soutien d’une part de plus en plus importante de la population.
Ça dit quoi de l’armée russe?
Dans ce cas, pourquoi Prigojine n’a-t-il pas poursuivi sa marche?
Sans savoir ce qui a été négocié, il est difficile de répondre.
La Russie intérieure n’est quand même pas à ce point dégarnie…
Traditionnellement, la défense intérieure de la Russie est la responsabilité des forces du Ministère de l’intérieur. Celles-ci ne peuvent mobiliser rapidement, sont partiellement constituées d’appelés et ne disposent pas d’armes lourdes. Leur mission principale est la lutte contre le terrorisme.
Les forces aériennes russes semblaient être le dernier rempart face à Wagner. En dehors du fait qu’elles n’ont peut-être pas reçu l’ordre de détruire le matériel de Prigojine, qui reste du matériel russe, on est étonné de leur relative impuissance à stopper l’avancée du groupe mercenaire. Comment l’expliquez-vous?
Les seules unités militaires que le gouvernement a réussi à mobiliser contre Wagner samedi en Russie, ce sont des forces spéciales, notamment du FSB (réd: services secrets), qui a ses unités antiterroristes. Une partie de ces forces a été dépêchée par hélicoptère. Deux de ces hélicoptères ont semble-t-il été pris à partie par des armes de défense aérienne de Wagner. L’un d’eux aurait été touché. Côté avion, plusieurs attaques ont visé des ponts. Un Soukhoï 25, spécialisé dans la lutte antichar, l’équivalent de l’A-10 américain, aurait également été détruit.
Quel impact aura la rébellion de Wagner sur le front russe en Ukraine?
Cet impact sera très négatif même si l’on ignore encore les détails de l’accord passé par Prigojine avec le Kremlin. Même si l’on devait officiellement prendre connaissance de cet accord dans les heures qui viennent, certainement contiendrait-il encore des clauses secrètes. Dans ce type de situation, il faut s’en remettre à des principes simples. L’armée russe a perdu en quelques heures, 10% de sa capacité opérationnelle. Comment ce vide va-t-il être comblé? Pour le moment, on ne le sait pas.
Et les déplacement de troupes, d’une position à l’autre, sont très faciles à observer depuis le ciel. Les changements de dispositifs révèlent donc les positions défensives russes aux Ukrainiens.
Les tensions existantes au sein de l’appareil de défense vont-elles s’accroître?
C’est probable et c’est la deuxième problématique: les tensions entre Wagner et les troupes parachutistes, entre Wagner et le Ministère de la défense, étaient connues. Prigojine est une prima donna, qui, en se rebellant de manière spectaculaire, a pris à témoin l’opinion publique. Mais les tensions au sein de la défense russe ne se limitent pas aux relations avec Wagner. Elles sont palpables entre les troupes parachutistes et l’armée de terre, idem entre le FSB et les forces armées.
N'est-il pas urgent pour l’armée russe de réintégrer les soldats de Wagner?
Prigojine s’est rebellé parce que le ministre de la Défense Choïgou voulait intégrer les mercenaires de Wagner dans l’armée régulière. Il est difficile de concevoir que cela soit soudain applaudi. Et une telle intégration posera de nombreuses questions: contrats, salaires, etc.
La Russie n’a-t-elle pas tout simplement un besoin urgent des combattants de Wagner? L’accord prévoit la réintégration de ceux des membres de Wagner qui n’ont pas pris part à l’insurrection de samedi, faire le tri entre les un et les autres étant peut-être impossible.
Oui, mais à quelles conditions? L’écart de solde entre l’armée régulière et Wagner est de 1 à 10. Comment les militaires qui ne font pas partie de Wagner prendraient-ils une éventuelle différence de traitement? C’est dans l’intérêt du pouvoir russe de faire apparaître cette crise comme résolue. En réalité, rien n’est résolu.
Que va-t-il advenir de Wagner en Afrique?
On peut s’attendre à des conséquences pour Wagner en Afrique. Cela dit, c’est une organisation qui est devenue très importante et qui engrange des succès à l’étranger.
Les différentes organisations Wagner qui opèrent dans des pays africains disposent d’une autonomie importante avec la maison-mère. Ces opérations, à l’étranger, sont essentielles au moment où Poutine cherche à créer des liens et des soutiens à travers le monde.
Revenons-en à la situation en Ukraine: quelles sont les forces russes actuellement déployées sur le front ukrainien?
L’armée russe a doublé ses effectifs et dispose désormais de près de 400 000 militaires engagés contre l’Ukraine. Plusieurs mobilisations successives ont été décrétées, mais les nouvelles unités manquent de matériel, de cadres et sont formées à la hâte. Une loi votée l’an dernier permet d’envoyer des recrues sur le front après huit semaines de formation seulement.
Après l’acte de rébellion de Prigojine, les Ukrainiens peuvent-ils se dire que tout sera plus facile?
On n’a pas observé de mouvements significatifs sur le terrain ces dernières 48 heures. Les défenses russes sont toujours là.
Le risque principal, côté russe, et qui pourrait être une opportunité pour l’Ukraine, c’est qu’il y ait une contagion dans la troupe d’un esprit de sédition, de subversion, de révolte, pour toutes sortes de motifs: le manque de munitions, un commandement défaillant, une hiérarchie à côté des réalités, les mensonges des généraux, l’entêtement à prendre des positions qui n’ont pas d’intérêt, le manque de sens, etc. Le discours de Prigojine est, au sens politique, un discours populiste et qui peut donc séduire une partie au moins des troupes et de la population.