International
Interview

«La destruction du barrage de Kakhovka est une catastrophe»

Les secouristes en action à Kherson.
Les secouristes en action à Kherson.Keystone
Interview

«La brutalité de la Seconde Guerre mondiale est de retour»

La destruction du barrage de Kakhovka, dans le sud de l'Ukraine, est une violation flagrante du droit international, estime Franck Galland, spécialiste international de l'eau et des questions militaires. Historiquement, cet incident nous ramène aux pratiques de la Seconde Guerre mondiale.
10.06.2023, 07:5410.06.2023, 11:03
Stefan Brändle, Paris / ch media
Plus de «International»

Monsieur Galland, comment qualifieriez-vous la destruction du barrage de Kakhovka?
Pour moi, c'est une catastrophe, une tragédie aux répercussions immenses — humanitaires, écologiques et économiques. Le barrage de Kakhovka était l'un des plus grands d'Europe de l'Est.

«Même si la guerre se terminait demain par miracle, les conséquences de son effondrement se feraient sentir pendant des décennies»

Pourquoi?
Une inondation provoque des dégâts colossaux à toute l'infrastructure, aux maisons, aux lignes électriques, aux ponts, aux voies ferrées. Le pétrole des réservoirs et des stations-service se répand, ainsi que les eaux usées. Comme des mines antipersonnel flottent également dans les flots, il y a danger de mort.

«C'est la première fois depuis les guerres mondiales que la population est attaquée sur des infrastructures vitales. La reconstruction prendra des années»

Quelle sera l'étendue des dégâts?
Dans la ville de Kherson, à 60 km en aval, où vivaient 300 000 habitants avant la guerre, le niveau de l'eau continue de monter. Il devrait bientôt atteindre un mètre et demi, avec tous les dégâts à long terme que cela implique. Mais les conséquences de la rupture du barrage se feront sentir jusque dans la mer Noire. Les écosystèmes marins seront fortement touchés. Cela vaut pour la zone autour de la Crimée et touche donc aussi les Russes, mais également les pays riverains de la mer Noire comme la Roumanie et la Bulgarie.

Le dynamitage des barrages marque-t-il une nouvelle dimension de la guerre, comme l'a dit le chancelier allemand Olaf Scholz?
Il s'agit en tout cas d'un nouveau degré d'escalade, et ce dans un conflit de haute intensité qui a déjà fait des dizaines de milliers de morts. La question se pose alors inévitablement: si quelqu'un crée une catastrophe humanitaire et environnementale de cette ampleur sans nécessité militaire urgente, de quoi est-il encore capable? D'une attaque contre une centrale nucléaire?

La destruction d'un barrage est-elle un crime de guerre?
Sans aucun doute, car elle viole massivement le droit international, elle détruit l'histoire. Je me souviens d'un timbre soviétique de 1951, d'une série qui célébrait les grandes œuvres du communisme. Le barrage sur le Dniepr, construit sous Khrouchtchev, était considéré comme un ouvrage extraordinaire et emblématique qui alimentait en eau l'agriculture du sud de l'Ukraine et de la Crimée. Tout cela est désormais terminé, réduit à néant.

«L'Ukraine est ramenée 80 ans en arrière. C'est vraiment une catastrophe»

Qui est le coupable?
La responsabilité n'a pas encore été établie. Selon une théorie, il pourrait s'agir d'un accident, imprudemment provoqué par des Russes qui voulaient faire sauter une porte d'écluse bloquée. Là encore, il n'y a aucune certitude. Ce qui est sûr, c'est que la destruction d'un tel barrage n'est pas un travail d'amateur. Seule une armée, ou du moins un groupe bien équipé, est en mesure de le faire. Le président turc Erdogan demande une commission d'enquête internationale. Nous verrons bien.

Image
Image: frstrategie

Demandons-nous donc à qui profite le crime...
D'un point de vue militaire, une autre infrastructure vitale de l'Ukraine a été touchée. Nous savons que depuis l'automne dernier, la Russie a pris pour cible des centrales électriques, des lignes électriques, ainsi que des stations de production d'eau potable. Ce sont des actes de guerre délibérés contre la population civile, et ils sont en totale contradiction avec les Conventions de Genève de 1949 et les protocoles additionnels de 1977.

Les destructions de barrages y sont-elles concrètement mentionnées?
L'article 15 interdit expressément de s'attaquer aux barrages et aux centrales nucléaires. Et cela ne s'est pas produit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, du moins pas d'une manière aussi ciblée et délibérée. Pendant la guerre du Vietnam, les Américains ont bombardé par les airs des remblais de leur ennemi nord-vietnamien, ce qui a provoqué des dommages directs et collatéraux sur les constructions. Mais cela n'a rien à voir avec ce qui s'est passé à Kakhovka.

«Le barrage a été détruit de manière ciblée à l'aide d'explosifs ou d'armes de haute précision, ce qui a provoqué un maximum de dégâts»
Vidéo: watson

La destruction des digues renoue donc plutôt avec les pratiques de la Seconde Guerre mondiale?
Oui, c'est ça. En 1943, la Royal Air Force britannique a détruit deux barrages sur les rivières Möhne et Eder à l'aide de bombes roulantes spécialement conçues à cet effet, ce qui a provoqué d'énormes dégâts jusqu'à 80 km en aval du barrage. Plusieurs milliers de personnes périrent. Churchill a déclaré plus tard qu'il s'agissait de l'un de ses ordres de guerre les plus difficiles. La guerre est de retour en Europe, et avec elle la brutalité de la Seconde Guerre mondiale.

La destruction du barrage indique-t-elle que les Russes sont sous pression?
Une enquête internationale déterminera si ce sont les Russes qui ont agi. Et si c'est eux, la question se pose: qui a donné l'ordre, qui l'a exécuté? Des mercenaires de Wagner étaient-ils impliqués, l'état-major, le Kremlin? Cette affaire me rappelle le crash de l'avion du MH17. Le procès a permis de clarifier les responsabilités et de préciser que ce sont des séparatistes russes du Donbass qui ont tiré sur l'avion civil et tué les passagers et les membres de l'équipage.

Les Russes peuvent-ils espérer tirer un avantage militaire de la destruction du barrage?
Oui, car le raz de marée crée une véritable barrière d'eau sur le front, presque infranchissable sur une centaine de kilomètres carrés. Les Ukrainiens ne peuvent donc plus guère traverser le Dniepr; de plus, les forces armées doivent aider à évacuer la population. Les Russes obtiennent donc une ligne de défense naturelle d'environ 100 km sur les 700 km de front.

Traduit et adapté par Noëline Flippe

L'effondrement du barrage de Kakhovka, en Ukraine
1 / 14
L'effondrement du barrage de Kakhovka, en Ukraine
L'eau coule à travers ce qui reste du barrage.
source: sda / stringer
partager sur Facebookpartager sur X
1 Commentaire
Comme nous voulons continuer à modérer personnellement les débats de commentaires, nous sommes obligés de fermer la fonction de commentaire 72 heures après la publication d’un article. Merci de votre compréhension!
1
Une moustiquaire révolutionnaire a «empêché» 13 millions de cas de paludisme
Un nouveau type de moustiquaire distribué dans toute l'Afrique subsaharienne a permis d'éviter environ 13 millions de cas de paludisme et près de 25 000 décès en trois ans.

Selon les derniers chiffres de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), 249 millions de cas de paludisme et 608 000 décès ont été enregistrés en 2022, la majeure partie des cas ayant été dénombrés en Afrique.

L’article