Au sixième jour de l’invasion russe de l’Ukraine, comment décririez-vous l’évolution du conflit?
Alexandre Vautravers: Le conflit se trouve dans sa phase décisive. La première phase a consisté en des frappes de nature stratégique. La deuxième, qui a duré environ 48 heures, visait à créer des têtes de pont, à percer les frontières, de manière à pénétrer en force dans le territoire de l’Ukraine. Depuis lundi matin, l’invasion russe est entrée dans sa phase décisive: les moyens les plus puissants du corps de bataille russe sont jetés dans les opérations, avec pour objectif de parvenir à la décision dans les prochaines 48 heures.
La décision?
La victoire. Soit, l’encerclement et l’annihilation des forces ukrainiennes, la prise de terrains-clés, au premier chef, la capitale, Kiev. Ce qui signifierait la chute ou la fuite du président ukrainien Zelensky.
Il y a cette colonne mécanisée russe d’une soixantaine de kilomètres de long, photographiée par satellite, qui s’approche de Kiev. Qu’est-ce qu’elle va faire?
Cette colonne, c’est le gros des forces qui avance au plus près des objectifs. Lorsque cette phase sera accomplie, sa mission sera de tenir le terrain qui aura été conquis. Ce que l’on voit sur ces clichés satellitaires, ce sont les deuxième et troisième échelons de l’offensive. En tête, les chars, qui vont chercher à encager Kiev, à détruire des positions ukrainiennes situées dans les faubourgs de la capitale, de façon à permettre aux troupes d’infanterie et du génie formant le troisième échelon d’entrer dans la ville en force, dans le but de nettoyer quartier par quartier.
Les Russes doivent-ils s’attendre à une forte résistance?
Oui. Les Ukrainiens résistent en terrains accidentés, traversés de rivières ou montagneux, et en zone urbaine – là où les blindés et l'artillerie russe ne peuvent profiter de leur puissance de feu et de leur portée supérieure. La résistance a été forte autour de Kiev aux premières heures du conflit. Il était en effet prévu par l’état-major russe, et cela a échoué, d’effectuer un aéroportage de plusieurs milliers de parachutistes ou de fantassins acheminés par hélicoptères. Lors des premières phases d’assaut, une demi-douzaine d’hélicoptères russes a été abattue. Dans la nuit du troisième jour de l’offensive, les pertes côté russe ont été importantes.
Pourquoi dites-vous que les Russes disposent de 48 heures, pas plus, pour prendre le pouvoir à Kiev?
Parce que les unités russes n’ont pas une autonomie illimitée. L’armée russe a rencontré énormément de difficultés d’approvisionnement logistique, nécessaire au maintien en état de fonctionner des matériels et au maintien en opération de 200 000 hommes en rase campagne. La fenêtre d’opportunité se situe impérativement dans les prochaines 24 à 48 heures.
Si Poutine parvient à renverser Zelensky, pourra-t-il dire qu’il a gagné?
C’est le cas de figure le plus classique, et c’est ce que vise le leadership russe. Mais plusieurs scénarios sont possibles. Que se passerait-il si le chef de l’Etat ukrainien s’échappait, ne se trouvait plus dans la capitale? Cette situation a à coup sûr été envisagée par les Russes. Ce scénario rappelle Grozny, à partir de 1994, puis à partir de 1999, lorsque les Russes firent la guerre aux Tchétchènes.
Les choses pourraient s'éterniser en Ukraine. Le recours à des frappes nucléaires évoqué par Poutine, est-ce du bluff?
La panoplie de l’armement stratégique, qui comprend les ogives nucléaires, mais aussi les ogives classiques, a en réalité déjà été employée par la Russie dans ce conflit. Il s’agit de missiles sol-sol. Un missile SS-26 a été tiré mardi matin contre Kiev. Simplement, cet armement dit stratégique n’emportait pas de charges nucléaires, mais des charges classiques.
S'agirait-il de missiles nucléaires tactiques, destinés à anéantir des villes qui résistent?
C’est une hypothèse envisageable. Mais justement, tout va dépendre de la résistance de Kiev et de la manière dont les opérations se passent. Si la Russie se trouve dans une situation très embarrassante, la tentation sera d’autant plus grande de recourir à ce type d’arme.
Mais les Russes ne disposent-ils pas d'armes conventionnelles, non nucléaires, également très destructrices?
Oui, ils disposent d’une série d’armes spécifiquement destinées au combat en zone urbaine. Je parle ici des armes thermobariques. Certes, il ne s’agit pas d’armements nucléaires, aucune radiation n’est émise, mais il n'en demeure pas moins que ce sont là des armements horribles, provoquant des dégâts inimaginables, et dont l’usage, à mon sens, devrait être interdit au sens des conventions de Genève.
Pouvez-vous nous décrire ces armes thermobariques?
Il en existe sous forme de bombes d’aviation, telles des bombes au napalm utilisées par les Américains durant la guerre du Vietnam. Il y a également le lance-fusées multiple TOS embarqué sur des véhicules chenillés. Et puis, il y a des lance-roquettes portatifs, transportés et engagés par un seul soldat. Ces lance-roquettes peuvent être utilisés contre une maison ou l’étage d’un bâtiment.
Quels effets provoquent les armes thermobariques?
Ces armes créent une dépression si forte, que, dans un rayon d’une dizaine de mètres, les individus se trouvant là sont déchiquetés de l’intérieur. La Russie développe ce type d’arme. Elle en a fait usage en Tchétchénie. Dernièrement en Syrie. Cela m’inquiète beaucoup.
Pourquoi?
Parce que la doctrine russe de combat en zone urbaine est très éloignée de la doctrine occidentale similaire à des interventions de police, au cours desquelles on va chercher l’ennemi. La doctrine russe, elle, implique la destruction systématique d’une ville. Et nous avons affaire avec la Russie à une armée décomplexée, familière de ces armes aux effets terribles. Si bien que le jour où l’ordre lui sera donné d’utiliser des ogives, non pas conventionnelles, mais nucléaires, je crains que personne ne pose de questions. C’est cela qui constitue dans cette guerre un risque très important.