Depuis les premières phases de sa contre-offensive, lancée début juin, l'Ukraine s'est heurtée à l'immense dispositif de défense mis sur pied par les Russes dans les territoires occupés. Une succession de champs de mines, de dents de dragon, de tranchées et de fortifications concentriques qui a mis les attaquants en grande difficulté.
Et puis, début septembre, l'armée ukrainienne est enfin parvenue à ouvrir une brèche dans la première ligne de ce ruban défensif. Les troupes de Kiev ont repris le petit village de Robotyne, situé dans la région de Zaporijia, au prix d’immenses efforts et de lourdes pertes.
Cette percée va-t-elle marquer un tournant décisif? Et plus largement, comment envisager la suite? Nous avons posé ces questions à Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue militaire suisse. Interview.
Comment évaluez-vous la situation sur le terrain?
Alexandre Vautravers: La contre-offensive, plus personne n'y croît vraiment. Oui, les Ukrainiens sont parvenus à créer quelques brèches, à ouvrir une portion de front limitée dans un dispositif défensif très bien préparé. Mais, cela, les Britanniques et les Français réussissaient à le faire déjà en 1916.
L'armée ukrainienne est-elle en mesure de le faire?
Les forces de Kiev ont besoin de troupes mieux formées et d’états-majors capables de planifier des opérations complexes, pas uniquement une action coordonnée de quelques heures comme c’est le cas actuellement. Les opérations ont mis en lumière les lacunes dont souffre l'armée ukrainienne, partie d'un niveau très bas. Les formations dispensées cet hiver par les pays occidentaux ont été courtes et n'ont pas suffi à les combler.
Comment les forces ukrainiennes peuvent-elles résoudre ces problèmes?
L'armée ukrainienne souffre d'importantes lacunes, mais on ne devient forgeron qu'en forgeant. L'expérience sur le terrain permet d'avancer et de s'améliorer. Petit à petit, on atteint de meilleurs résultats. On prend confiance. Cela ne se produit pas en arrêtant tout et en retournant sur les bancs de l'école. Il faut continuer à se battre.
Même si les résultats de la contre-offensive sont mitigés?
Oui, il faut que l'Ukraine maintienne ce mécanisme de l'attaque, qu'elle continue de mettre la pression sur les forces russes. Kiev ne peut pas s'installer dans des positions de défense, même si cela est peut-être plus facile et moins coûteux en vies humaines.
L’objectif est de reprendre les portions de son territoire occupées par Moscou; or poser des mines et creuser des tranchées à l'intérieur de son territoire, en attendant la fin de la guerre, ne permet pas d'atteindre ce but.
Même si cela implique d'importantes pertes?
L'armée ukrainienne a décidé de monter une série de petites opérations pour tâter le terrain, à la place d'une grande offensive. Cela coûte cher en vies humaines, en munitions, en matériel. Le commandement ukrainien doit évaluer combien de ces offensives il peut se permettre de mener simultanément, avant que les pertes deviennent si importantes qu’elles mettent en péril la résilience du pays.
L'Ukraine ne risque-t-elle pas de se retrouver à court d'hommes?
C'est ce que soutient le slogan pro-russe depuis un certain temps: l’Ukraine de 40 millions de personnes ne peut pas rivaliser avec la Russie de 100 millions. Or les deux forces sont pratiquement équivalentes sur le terrain. Le nombre de militaires professionnels dans les deux camps a fondu. Et la volonté de défense des territoriaux Ukrainiens qui se battent pour leur indépendance et leurs terres vaut mieux que des conscrits venus du fond de la Russie par conscription.
Connaît-on l'ampleur des pertes ukrainiennes?
Vladimir Poutine a récemment affirmé que l'Ukraine a perdu 71 000 hommes depuis le début du conflit. On a tendance à considérer les bilans diffusés par la Russie comme peu fiables et biaisés, mais, en l'occurrence, ce chiffre est plus faible que la plupart des estimations occidentales. Si l'on se base sur ces estimations, auxquelles on peut ajouter un nombre équivalent de soldats mis hors de combat, on obtient environ 140 000 pertes.
On sait également que les Ukrainiens savent former rapidement de nouveaux soldats, jusqu'à 200 000 chaque six mois. Cela veut dire que, dans un an, l'armée ukrainienne pourrait potentiellement compter 400 000 soldats de plus. Côté russe, les plans de mobilisation d’une nouvelle vague de 450 000 réservistes et conscrits ont été abandonnés, par crainte des conséquences politiques et sociales.