En novembre dernier, Antoni «Toni» L., a été arrêté dans le cadre de l'opération «Moby Dick», dirigée par le Parquet européen (BPGE) de Milan et Palerme.
L'homme de 51 ans est considéré comme l'un des chefs d'une co-entreprise criminelle entre la Cosa Nostra sicilienne et la Camorra napolitaine. Selon le BPGE, la bande est accusée d'une fraude à la TVA d'un montant de 520 millions d'euros.
L. a également opéré depuis la Suisse, comme le montre notre enquête. Selon des initiés, au moins trois personnes issues de la mafia disposaient d'un permis de séjour, dit permis B, dans le canton du Valais à partir de 2015.
Le mafieux avait un emploi fictif dans le Bas-Valais dans une société-écran appartenant au patron de l'un des clans les plus puissants de Cosa Nostra: Giuseppe Calvaruso, surnommé «le géomètre». Toni L. était employé dans la société anonyme mafieuse valaisanne en tant que «développeur» d'un projet touristique: un projet de kitesurf sur la côte ouest de la Sicile. Ce projet permettait à la mafia d'investir de l'argent dans des installations touristiques. L'argent avait auparavant été acheminé de Chine en Italie via la Suisse au moyen de faux justificatifs.
Le fait que L. ait choisi la Suisse comme «lieu de travail» n'est certainement pas un hasard. Les mafieux s'y sentent en sécurité: leur argent leur permet de bien y vivre, ils profitent de professionnels discrets et d'infrastructures fiables ainsi que de multiples services, notamment du secteur financier local. Ils y achètent des sociétés qui, certes, ne développent aucune activité commerciale, mais qui, entre autres, émettent de fausses factures pour des escroqueries en tout genre.
En novembre dernier, 160 perquisitions ont été menées dans plus de dix pays dans le cadre de l'opération «Moby Dick». L'enquête porte sur 195 personnes et plus de 400 entreprises. Le bilan actuel: 43 suspects d'une dizaine de pays ont été arrêtés, 129 comptes bancaires ont été bloqués, 192 propriétés ainsi que 44 voitures de luxe et yachts ont été saisis.
La Suisse aurait également joué un rôle dans les agissements de la mafia. En effet, des entreprises domiciliées en Suisse achètent des biens immobiliers coûteux, notamment à Cefalù en Sicile, et blanchissent ainsi de grandes quantités d'argent d'origine criminelle.
Au moins une des personnes arrêtées est un Suisse ayant des liens avec les pays de l'Est. Selon l'enquête, il gérait entre autres une entreprise commerciale à Zoug.
Selon le Parquet européen, la procédure a montré que «des personnes liées à plusieurs clans mafieux ont investi dans un syndicat du crime qui a mis en place un système d'évasion fiscale extrêmement lucratif». Selon les médias italiens, L. a notamment établi à cette occasion les liens de Cosa Nostra avec la Camorra.
Pour mener à bien la fraude à la TVA, la mafia unifiée a créé d'innombrables entreprises en Italie, dans des pays de l'UE ainsi que dans des pays tiers comme la Suisse ou les Emirats.
Ces sociétés déplaçaient des marchandises chères et compactes – par exemple des téléphones portables ou des AirPods – d'un pays à l'autre. Dans la chaîne de fraude, on trouve ce que l'on appelle des «missing traders», qui achètent les marchandises mais disparaissent immédiatement ou font faillite avant de remplir leurs obligations fiscales.
La chaîne de fraude comprend également de «vraies» entreprises qui collaborent avec la mafia. Celles-ci demandent aux autorités fiscales nationales le remboursement de la TVA, comme l'a expliqué le Parquet européen. «Le degré de complexité et d'efficacité de ce syndicat du crime est sans précédent», ont noté les enquêteurs.
L’opération Moby Dick constitue une «enquête de rupture», selon le Parquet européen. Outre les immenses pertes pour les finances publiques, elle démontre que «les deux mondes criminels ne sont pas séparés»: le monde des «vrais criminels violents et dangereux, qui trafiquent de la drogue et des êtres humains», est aussi celui des criminels en col blanc, qui se contentent de «corrompre et de blanchir de l’argent».
Toni L. est un parfait exemple de ces deux mondes qui, en réalité, n'en forment qu'un. L'homme était autrefois un représentant violent de la mafia dans les rues de Palerme. Selon le média Giornale di Sicilia, des conversations ont été interceptées lors desquelles il a lui-même déclaré qu'il avait décidé «d'abandonner la criminalité de rue» pour «se tourner vers la mafia entrepreneuriale», qui est «un business plus sûr».
L'accusation contre L. affirme qu'il s'est effectivement «orienté vers une activité présentant davantage de caractéristiques entrepreneuriales». En effet, la mafia n'est plus, depuis longtemps, une simple organisation violente et de racket, mais une machine économique qui assure le bien-être financier de ses membres.
Selon les dossiers judiciaires italiens, L. est issu d'une famille enracinée dans la mafia. Lorsqu'il avait dix ans, son père a été victime d'un règlement de comptes interne; son corps n'a jamais été retrouvé. La mère de L. a alors noué «une relation sentimentale» avec le caïd Lorenzo Tinnirello, qui serait devenu le parrain de «Toni».
Tinnirello est considéré comme un sbire du célèbre parrain Toto Riina. Il est en prison depuis 1994 et est tenu pour responsable d'une centaine d'assassinats. Il faisait entre autre partie du commando qui a perpétré l'attentat à la bombe de 1992 qui a tué le procureur Paolo Borsellino et cinq de ses gardes du corps. Grâce à Tinnirello, L. avait accès au cercle le plus intime de Cosa Nostra, jusqu'au défunt patron Matteo Messina Denaro.
La présomption d'innocence s'applique.
Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci