Patrick Chappatte est un dessinateur de presse suisse à l'aura internationale et de nombreuses fois primé. Le Genevois de 56 ans travaille pour Le Temps, la NZZ, Le Canard enchaîné, La Tribune du dimanche, le magazine allemand Der Spiegel et le Boston Globe. Outre ses dessins de presse, il a publié des reportages en bande dessinée, dont un, en 2009, intitulé Dans l'enclos de Gaza. Comment vit-il les événements actuels? Quel est le rôle d'un dessinateur de presse dans ce contexte? Interview.
Patrick Chappatte, vu l'actualité, comme allez-vous?
Je vais comme tout le monde, j'ouvre mon téléphone avec appréhension tous les matins en me demandant ce qui va encore nous tomber dessus. C'est une période difficile pour tout le monde. Je dois dire que le dessin de presse est une forme de ‹pratique méditative› pour moi, car il me permet d'évacuer par l'image, tout ce qu'on se prend dans la figure avec l'actualité. Je le fais tout d'abord pour moi, mais aussi un peu pour les lecteurs.
Comme les journalistes, vous êtes en permanence informé des événements qui se déroulent en Israël et dans la bande de Gaza, cela vous touche?
Oui. Je digère toutes les atrocités. Quand on est du métier, on est dans l'obligation de s'y intéresser, tout le temps. Cela fait à peu près un mois que je traite le même sujet pour tous mes employeurs. Il faut du courage pour s'y replonger.
De quel dessin s'agissait-il?
Celui des chars israéliens qui entrent dans Gaza.
Pour qu'un dessin soit bon, il doit tout dire en un instant et avoir un impact immédiat. Un seul dessin doit tout dire, il doit faire passer le sentiment d'atrocité de l'attaque du Hamas et ensuite montrer la réponse complètement disproportionnée de l'armée israélienne à Gaza.
Malheureusement, c'est souvent comme cela qu'il est reçu par le public. Sur les événements actuels, j'en fais plusieurs et chaque dessin traite d'un aspect de la même actualité.
Sur la guerre à Gaza, est-ce qu'un de vos dessins a été fortement discuté au sein d'une rédaction?
Il y a toujours des discussions au sein de la rédaction, mais j'ai une méthode. Je propose toujours 4 ou 5 esquisses, après je fais voter une partie de la rédaction, puis je fais un autre sondage anonyme et après je choisis.
Dans la semaine du 7 octobre, un des titres pour lesquels je travaille a supprimé mon dessin hebdomadaire. Au moment du bouclage, à 17h, on m'a demandé de le remplacer par un autre dessin qui ne traiterait pas de la guerre. Au final, ils ont publié une photo... du concours de la plus grosse citrouille! C’est dire où on en est. Je vais avoir une discussion profonde avec la rédaction en chef.
C'est la première fois que l'on ne publie pas un de vos dessins?
C'est la première fois qu'on essaie de me faire changer au moment du bouclage, oui. Finalement le dessin n'est pas apparu et c'est aussi une première pour moi.
Vous travaillez pour Le Temps, la NZZ, mais aussi Der Spiegel en Allemagne et le Boston Globe, comment vous adaptez vos dessins à ces lectorats très différents?
Adapter n'est pas le bon mot. Je dirai qu'il y a des sensibilités différentes selon le lectorat de chaque média. Le processus d'esquisses que j'ai mis en place au sein des rédactions fonctionne et on vient me dire parfois, surtout dans les médias germanophones comme la NZZ et Der Spiegel: «écoute, ce dessin sera mal compris par notre lectorat».
J'ai l'avantage de travailler pour plusieurs médias et parfois quand un dessin ne passe pas, je le propose ailleurs. Vous savez, c'est un jeu très subtil de gagner sa liberté et de la conserver. Actuellement, ça n’est pas très utile d’aller dans le mur et faire des dessins outranciers qui foncent dans le tas. Il faut essayer de slalomer entre les sensibilités.
Je voudrais discuter de deux dessins que vous avez faits sur la guerre à Gaza et qui m'ont marqué. Tout d'abord celui traitant des étapes du deuil israélien suite aux attaques du Hamas.👇🏽 Comment l'avez-vous imaginé?
Pour celui-ci, l'idée était de montrer la réaction d'Israël face à cette attaque. Israël était tellement touché que la seule réaction envisageable pour ce pays était de frapper le plus durement possible. C'est presque un processus psychologique.
C'est une colère très forte et seuls les psychiatres peuvent nous éclairer sur cette réaction. Je trouvais que ce dessin était subtil, je suis content que vous l'ayez choisi.
Un autre dessin a attiré mon attention. Il est intitulé «L'état du débat », il a été publié dans Le Canard enchaîné et traite de l'antagonisme des points de vue, que vous évoque-t-il?
Ce dessin arrive à capturer une sorte d'évidence. Il y a de l'empathie sélective, c'est-à-dire une expression emphatique pour un camp ou pour l'autre, mais pas pour les deux.
A travers ce dessin, je voulais exprimer cette obligation de prise de position. On a presque un choix à faire et le dessin essaie d'exprimer le débat actuel. Quand je vois qu'on interdit des manifestations pro-palestiniennes en France, c'est préoccupant. Et quand certains sont incapables de nommer les horreurs subies par les Israéliens le 7 octobre, c'est quand même incroyable.
En 2009 vous avez fait un reportage à Gaza lors d'une trêve de quelques jours après l'offensive israélienne, est-ce que la guerre actuelle a réveillé quelque chose en vous?
Oui. Ça a réveillé beaucoup de choses difficiles en moi. C'était un reportage BD très dur à faire. J'ai vu et entendu des horreurs. A l'hôpital al-Shifa, à Gaza, j'ai vu un enfant de neuf ans avec une balle de sniper logée dans son cerveau.
Mon objectif était de récolter le maximum d'informations fiables. Mais j'ai vu des atrocités, notamment l'impact de la guerre sur la population civile.
Ce reportage BD résonne encore beaucoup en moi aujourd'hui. A Gaza j'ai rencontré un psychiatre qui m'a parlé de l'impact des bombardements massifs sur les civils.
Quand on bombarde la population, on crée un sentiment de panique et d'insécurité permanent, il n'y a nul endroit où se protéger. Personne n'est en sécurité. On a peur tout le temps. Quand on était à Gaza, il y avait une trêve, mais on regardait tout le temps vers le ciel, par peur d'un bombardement.
On sent une certaine émotion quand vous parlez de Gaza.
Oui. En 2009, j'ai vu de nombreuses victimes civiles, beaucoup de femmes et d'enfants blessés et traumatisés. Ces traumatismes psychologiques, créés par les différentes guerres sur les enfants, seront très forts, m'a dit le psychiatre.
Pour lui, il ne faut pas négliger l'impact psychologique de ces violences commises sur la population civile. Et puis quand on parle de Gaza, il ne faut pas oublier que c'est extrêmement petit et dense. Deux millions d'habitants sur une bande de terre de moins de 50 km de long. On se sent vite piégé à Gaza.
Pour clore notre entretien, je vous ai demandé de choisir un dessin qui vous a particulièrement marqué et qui fait échos aux événements actuels, vous avez choisi celui-ci 👇🏽 Le cri d'Hani Abbas.
Il y a beaucoup de dessins qui m'ont marqué, mais j’ai été frappé de voir que le dessinateur palestinien exilé de Syrie Hani Abbas (qui vit en Suisse avec sa famille) avait reposté le très beau dessin ci-dessus en tête de sa page Facebook. Initialement réalisé pour illustrer la guerre de Syrie, ce «cri» dessiné par quelqu'un comme lui, qui est né dans un camp de réfugiés palestiniens en Syrie, prend un nouveau sens dans le contexte de Gaza.