Dans la forme, cette centaine de journalistes s'est mangée un snuff movie. Un courant cinématographique clandestin, qui consiste à diffuser de véritables scènes de meurtre, de torture ou de suicide, sans acteur ni artifice. Lundi matin, conviés dans un amphithéâtre par l'armée israélienne, des reporters de guerre, pour la plupart occidentaux, n'avaient manifestement pas assez de mains pour se boucher à la fois les yeux et les oreilles.
L'expérience est inédite, surréaliste. Projeté sur grand écran, un film baptisé «Hamas Massacre», dévoilera pendant 44 minutes et 43 secondes les atrocités perpétrées durant l'attentat du 7 octobre par les combattants du Hamas. Organisée par le service de presse de Tsahal, cette séance avait notamment pour objectif de «rétablir les faits» et balancer une réponse coup de poing au «négationnisme qui se propage en temps réel en Occident».
L'armée aurait longtemps hésité à diffuser ces images. Mais le contre-amiral et porte-parole, Daniel Hagari, a lui-même décidé «de franchir le pas», car «nous ne laisserons pas le monde oublier». Un journaliste de The Atlantic, présent dans cette salle d'une base militaire non loin de Tel-Aviv, décrira les images comme «la preuve d'un pur sadisme». Il expliquera également que, sur place, les huiles israéliennes se disaient frustrées et agacées par la «couverture des médias occidentaux», qui se «sont très vite détournés du 7 octobre, pour se concentrer sur les frappes sur Gaza».
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L'agenda de cette projection est important. Quelques heures plus tôt, le New York Times publiait un rare mea culpa. Dans la foulée du bombardement d'un hôpital de Gaza, le prestigieux journal américain (il ne sera pas le seul) relaiera tout de go «les affirmations des responsables du gouvernement du Hamas, selon lesquelles une frappe aérienne israélienne en était la cause».
Lundi aussi, Israël annonçait «l'intensification de ses frappes» sur la bande de Gaza, «en préparation de l'invasion terrestre», dans le but d'éliminer définitivement le Hamas. En Occident, conséquences directes de l'embrasement au Proche-Orient, les actes et violences antisémites ont littéralement explosé, les associations juives de Suisse et d'Europe se disant sur le qui-vive et s’inquiétant d'une «nouvelle escalade».
Encore aujourd'hui, les fake news, qui entourent notamment la véritable boucherie découverte dans le kibboutz Kfar Aza, alimentent la propagande et offrent des munitions à ceux qui mettent en doute la barbarie avec laquelle le mouvement islamiste palestinien a massacré des centaines de familles.
Sur les réseaux sociaux, mais aussi au coeur de certaines manifestations pro-palestiniennes et parfois sur les plateaux télés, entre négationnisme pur et dur et minimisation politique de la terreur qui s'est abattue sur les civils israéliens (face à la condition quotidienne des Gazaouis), il existe également une guerre de l'information que personne ne compte perdre.
Une passe d'armes certes moins impressionnante, mais plus sournoise et tout aussi capitale, qui surfe sur l'émotion monstre que suscite ce conflit et les uns et autres s'emparent pour grappiller du terrain dans le coeur de l'opinion publique et de la communauté internationale. L'accès très restreint à la bande de Gaza, pour les journalistes comme pour les ONG, rend aussi l'information moins immédiatement vérifiable.
Et c'est précisément cette guerre de l'information qui a permis la séance «cauchemardesque» de lundi matin. Car la plupart des séquences qui nourrissent les 44 minutes et 43 secondes de ce film «insoutenable», dira un journaliste de la BBC, sont tirées des Go-pro des combattants du Hamas. De petites caméras embarquées, fixées sur le torse ou le casque, qui permettront au mouvement islamiste de documenter ses crimes et de créer un effet de sidération, par l'intermédiaire des réseaux sociaux et quasiment en temps réel.
Dans l'amphithéâtre militaire, il fallait que les journalistes occidentaux se souviennent du 7 octobre 2023. Mais en réutilisant le matériel vidéo des guerriers du Hamas, l'armée israélienne a évidemment tenté de renverser violemment la propagande et ses effets. Deux messages, même munition. Pour Tsahal, pas question de censurer les images. D'ailleurs, sur l'écran, certaines séquences n'étaient pas tout à fait inédites: «Des clips circulaient déjà sur les réseaux sociaux sous une forme tronquée ou expurgée, coupées juste avant les décapitations et les morts violentes», raconte Graeme Wood de The Atlantic.
Mais que voit-on réellement dans ce film? Exécutions sommaires, tortures, décapitations, cruauté gratuite. Mais aussi des jeux macabres, des enfants brûlés vifs, des parents exécutés devant leur progéniture. A lire les comptes-rendus qui sortent les uns après les autres dans les médias internationaux, l'expérience fut, sans grande surprise, particulièrement traumatisante. Durant la projection, des cris d'effroi s'écrasaient contre les murs, certains reporters «sanglotaient», «s'accrochaient à leur siège», «poussaient des râles».
Une séquence en particulier va marquer durablement de nombreux journalistes. Il ne s'agit pas d'une scène sanglante, mais des enregistrements tirés de discussions sur WhatsApp, sur lesquels on entend des terroristes du Hamas «fiers et exaltés», dira Nicolas Coadou de BFMTV, raconter cette «journée extraordinaire» à leurs proches.
Attaques du Hamas: l'armée israélienne dévoile des images insoutenables, le récit de notre reporter pic.twitter.com/wr2ZamDz9Z
— BFMTV (@BFMTV) October 23, 2023
Après la projection, «une expérience de réalité virtuelle» fut également proposée, si l'on en croit la BBC, «créée à partir d'images des premiers combattants qui sont entrés dans les maisons familiales des kibboutz ciblés par le Hamas». Mais aussi une séance de questions-réponses, durant laquelle un journaliste, se basant sur l'enregistrement d'une vidéo-surveillance, a demandé pourquoi «l'armée israélienne n'est pas intervenue plus tôt dans ce kibboutz», alors qu'il s'était manifestement déroulé deux heures depuis l'arrivée des premiers terroristes. La réaction du porte-parole de Tsahal? «Nous avons échoué».
Les mots de l'historienne Marie Peltier, volontairement ou non, rappellent ceux de Robert Jackson, procureur en chef pour les Etats-Unis au procès de Nuremberg: «Si je vous rapportais ces horreurs avec mes propres mots, vous trouveriez qu'on ne peut me croire». En novembre 1945, projetés dans l'enceinte du tribunal, deux films, l'un américain, l'autre soviétique, documenteront la Shoah pour la première fois. Un montage qui, à l'instar des «insoutenables» longues minutes vécues par la centaine de journalistes occidentaux lundi, ne seront pas montrées au grand public, car jugées «trop dures».
Le seul extrait à avoir été diffusé à plus large échelle par les autorités israéliennes, dévoile une voiture civile canardée par des combattants du Hamas. Aucun occupant ne survivra.
The IDF just screened 43 minutes of horrors from the Hamas massacre on October 7 for foreign journalists. I was not there, my colleague @cjkeller8 was.
— Amy Spiro (@AmySpiro) October 23, 2023
Here is the one minute of footage approved for mass publication at this point, barring most of it out of respect for the dead. pic.twitter.com/UDmQSrkYBL
Avant de libérer les journalistes, le porte-parole de Tsahal convoquera lui aussi, à demi-mot, Nuremberg et l'extermination des Juifs par l'Allemagne nazie: «Nous comprenons déjà que nous devons créer une mémoire collective pour l'avenir».