La vie de Charles Sobhraj a tout d'un scénario de série B, aussi bancal qu'étrangement efficace, avec pour décor l'Inde et la Thaïlande des années 70. Et dans lesquelles de jeunes hippies, égarés sur la route de la liberté, entrent en collision avec un tueur charismatique, à la gueule d'ange et trop peu inquiété par la justice.
L'homme aurait dix-huit meurtres de touristes au compteur, sur une piste sanglante entre Bangkok et Katmandou, Bénarès et Delhi, Goa et Kaboul. Son arme fatale? Magnétisme, charisme et cette drogue glissée d'une main experte dans le verre de ses victimes. Un cocktail explosif qui lui a permis d'échapper constamment à la justice.
Une première moitié de vie à séduire, empoisonner, cambrioler. L'autre, derrière les barreaux, entre l'Inde et le Népal. Tel est le parcours de celui qui est à l'origine de la série «Le Serpent», diffusée en 2021 sur BBC One puis sur Netflix, dont l'anti-héros principal est interprété avec talent par l'acteur Tahar Rahim.
LE SERPENT. Il vient d'être libéré de prison au Népal, où il purgeait une peine de 20 ans, et était le personnage principal d'un des plus gros succès de Netflix. Voici l'histoire de Charles Sobhraj, "Le Serpent". pic.twitter.com/UIiaV5ofQW
— INA.fr (@Inafr_officiel) December 23, 2022
Désormais, «l'empoisonneur» ne crachera plus son venin uniquement sur petit écran. Sur décision de la Cour suprême du Népal, Charles Sobhraj a été remis en liberté cette semaine, en raison de son âge et de sa santé, après avoir purgé, comme le prévoit la justice du pays, les trois quarts de sa peine. Emmené dans un fourgon de police vendredi, Charles a immédiatement été transféré vers la France, où il est attendu samedi matin. Il doit y subir une opération à cœur ouvert.
Ensuite, ce sera à l'Hexagone de recueillir son rejeton bien encombrant, comme l'a admis le ministère français des Affaires étrangères. Si son expulsion est aussi médiatisée, c'est que le fourbe reptile sait y faire en communication. Let's rewind...
Charles Sobhraj is just released from tightly guarded central jail. Now, taken to immigration. After spending more than 19 years in Nepal jail he is being deported to France shortly. pic.twitter.com/if7nxvKUMc
— Bhadra Sharma (@bhadrarukum) December 23, 2022
Le petit Hatchand Bhaonani Gurumukh Charles Sobhraj est né en 1944 à Saïgon, en Indochine, d’une mère vietnamienne et d’un père indien. Resté longtemps apatride, la question du conflit d'identité marquera l'ADN émotionnel de l'enfant à jamais. Ses parents se séparent et Charles reste au Vietnam avec son père. Négligé par ce dernier, l'enfant ère dans les rues.
Quatre ans plus tard, l'adolescent finit par acquérir la nationalité française par le remariage de sa mère avec un officier. Mais le sentiment de rejet ne le quittera jamais, comme le confesse son personnage dans la série Netflix. Arrivé à Paris, le petit caïd de Saïgon glisse progressivement dans la délinquance, enchaînant vols et larcins, et goûtant déjà aux allers-retours en prison.
Se sentant mal-aimé par la France, le jeune Charles se tourne résolument vers l'Asie, dans l'espoir d'y trouver le réconfort et la chaleur de ses racines. Mais en réalité, le serpent commence déjà à opérer sa mue. En Inde, l'escroc développe un talent pour les potions, et se balade d'hôtel en hôtel, de victime en victime, drogues et somnifères bourrant ses poches. Sa cible? Les touristes, en particulier les jeunes hippies en quête de spiritualité et avides de fêtes et d'aventures. Le modus operandi du malfrat est toujours le même: il fait mine de socialiser, puis drogue et détrousse ses victimes.
En 1971, il finit par séquestrer une pauvre danseuse du ventre américaine dans sa chambre, laquelle jouxte une bijouterie qu'il convoite. Pas de bain de sang - pas encore - mais une phrase jetée en l'air, juste avant de prendre congé de sa victime bâillonnée:
Accusé de vol de bijoux, Charles est capturé à Bombay. Mais il ne fait pas long feu en tôle; il finit par droguer ses gardiens.
Marié, Charles finit par s'installer à Kaboul. Larcins et petits manèges reprennent de plus belle, avec l'aide de sa complice, sa femme. Mais quel que soit le pays, il ne se tient jamais tranquille; Inde, Afghanistan, Grèce...Un jeu du chat et de la souris s'engage avec la justice, le plongeant dans un prison break perpétuel.
Un chapitre plus tragique s'ouvre à Bangkok, où Charles s'installe. Il se met en couple avec une Québécoise, Marie-Andrée Leclerc, littéralement subjuguée par ses manières de gourou du maraudage.
La série saura bien répliquer les balbutiements du couple, où Charles teste et fait pénétrer la belle Québécoise dans son petit jeu assassin. En ce qui la concerne, la fascination pour cet homme, capable de se glisser dans n'importe quel costume, l'emportera sur l'horreur des crimes qu'il commet.
S'adjoignant les loyaux services d'un homme de main indien, Ajay, le trouple d'anti-héros enchaine les assassinats. Des routards sont attirés chez Charles, drogués, délestés. Des corps sont parfois retrouvés carbonisés sur la plage, étranglés ou battus. Un commerce de pierres précieuses sert d'appât pour discuter, marchander, évaluer le niveau de richesse des futures victimes.
Charles n'hésite pas à adopter les identités de ceux qu'il a plongés dans un sommeil éternel. Le criminel change de masques, mais jamais de mode opératoire. Qu'il soit Alain Dubois, Alain Gauthier, ou Jacques-Pierre Marchand, il garde ses poudres funestes à portée de doigt, qu'il répand dans les verres comme un Houdini doté d'un instinct de serial killer. Charles frappe vite, de façon chirurgicale. Aussi placide qu'implacable, le «serpent» ne laisse rien au hasard, et change de peau au moindre danger.
Face à l'hécatombe, les autorités ont de la peine à trouver des preuves et des liens tangibles entre les cas. Le serpent finit toujours par glisser entre les doigts de la justice.
Il sera également surnommé le «Bikini Killer», du nom des victimes qu'il drogue, et laisse pour mortes dans la mer. Comme ce fut le cas de Teresa Ann Knowlton, une jeune Américaine de 18 ans, en partance pour étudier le bouddhisme au sein d'un monastère au Népal et ayant fait escale en Thaïlande. Elle sera retrouvée au large d'une plage de Pattaya, en 1975, noyée, avec pour seul linceul son maillot de bain.
La funeste cavalcade du serpent se termine provisoirement en juillet 1976, alors que Charles tente d’intoxiquer un groupe de touristes français à New Delhi. Il est arrêté, puis emprisonné dans la capitale indienne, prenant onze ans au passage. Le procès tourne en spectacle; il assure lui-même sa défense, entame une grève de la faim, avoue ses crimes avec du luxe dans les détails.
Même en cellule, son charme vénéneux fait tourner les têtes. Il devient caïd en chef de la prison, et mène les gardiens par le bout du nez. Pour éviter d'être extradé en Thaïlande - où il risque la mort, il se fait la malle hors de la prison de Tihar, en droguant ses geôliers grâce à des gâteaux piégés. Mais le serpent ne parviendra pas à sauver complètement sa peau, et sera coincé à Goa, écopant de dix ans supplémentaires.
En 1997, alors que sa peine prend fin, l'homme est expulsé vers la France. Il multiplie les interviews et sait cultiver des amitiés de convenance avec les journalistes. Des livres consacrés à ses crimes remportent un franc succès. Il commence à rêver son épopée funeste sur petit écran, comptant sur les bons conseils de l'avocat Jacques Vergès pour négocier les droits d'adaptation de sa vie. La série «Le Serpent (The Serpent)», diffusée sur BBC one puis Netflix, contribuera à lui forger une réputation de star du crime, fascinante et révulsante - véritable syndrome de notre époque (n'est-ce pas Jeffrey Dahmer?).
En 2003, convaincu d'être désormais inatteignable, Charles revient au Népal, où il est toujours recherché pour l'assassinat de deux touristes nord-américains. A nouveau capturé, et alors qu'il purge une énième peine derrière les barreaux, il épousera la fille de son avocate népalaise, âgée de 44 ans de moins que lui.
Ce vendredi, après des tergiversations administratives, l'un des criminels les plus doués dans l'art de l'évasion a été libéré par les autorités népalaises. Montant dans l'avion, il a accordé un entretien exclusif à l'AFP:
Interrogé pour savoir s'il avait été décrit à tort comme un tueur en série, il a répondu «oui! oui!». Désormais, la France le sait, le criminel va débarquer sur ses terres de façon imminente.
Espérons que le serpent en a fini de muer.