Manhattan. Sans doute l'un des quartiers les plus surveillés des Etats-Unis. Le MoMA est à 100 mètres. Times Square, à sept minutes à pied. Sous un costume bleu et d'un pas assuré, Brian Thompson passe devant le New York Hilton Midtown lorsqu'une première balle vient se loger non loin de sa colonne vertébrale. Le directeur exécutif de UnitedHealthcare Group, le plus puissant assureur du pays, devait participer à une sauterie réservée aux investisseurs. Mais il ne rejoindra jamais ses actionnaires, ce mercredi 4 décembre, peu après 6h45 du matin.
Après deux grands pas de côté pour tenter de se mettre à couvert, l'homme de 50 ans, se prendra encore au moins une balle dans le mollet droit, avant de décéder sur le trottoir d'une 53e Rue qui se réveille tout juste. Le meurtrier, un jeune homme planqué sous une écharpe noire et une veste à capuche, va tirer et recharger trois fois son arme, sans se soucier d'une femme appuyée contre les vitres extérieures du Hilton. Aucun doute n'est possible, il n'a qu'une cible en vue. Mais si ses mains n'ont pas tremblé, son arme a souffert de quelques ratés, l'empêchant peut-être de s'acharner sur sa victime déjà à terre.
Ce n'est qu'au moment de traverser la chaussée, peu après s'être penché au-dessus du corps de Brian Thompson, que Luigi Mangione, 26 ans, prendra ses jambes à son coup. Si autant de détails se bousculent autour des circonstances de ce crime, c'est que les caméras de surveillance du Hilton ont immortalisé toute la scène.
Les autorités vont très vite comprendre que ce Luigi Mangione, dont on ne connaîtra l'identité qu'une fois appréhendé le 9 décembre dans un McDonald's à Altoona, en Pennsylvanie, a bichonné son plan d'attaque. Arrivé à New York le 24 novembre, à bord d'un bus Greyhound, il séjournera quelques jours à l'auberge HI New York City Hostel, sous une fausse identité.
C'est là que le meurtrier va étrangement faire chavirer les premiers cœurs, puisqu'il baissera sa garde (et son écharpe) devant une employée de l'auberge, dévoilant un sourire ravageur. Une image qui sera publiée par les autorités new-yorkaises, quelques heures après le meurtre, et nourrira les fantasmes jusqu'à son arrestation.
Ce 4 décembre, bien avant l'aube et la mort du riche assureur, Luigi sera encore repéré par des caméras de surveillance dans les environs du Hilton, mais également au Starbucks du coin où il se procurera une bouteille d'eau. Une autre caméra le pointera à Central Park en fin de matinée et les agents new-yorkais mettront la main sur le gros sac à dos du jeune homme, dans lequel ils trouveront notamment un pistolet noir et un silencieux, tous deux imprimés en trois dimensions.
Si la chasse à l'homme peut commencer, l'affaire va surtout encombrer les algorithmes. Et l'équation est trop binaire pour être acceptable: sur les réseaux sociaux, nous aurions affaire à un beau gars un peu banal qui a osé s'attaquer au grand méchant de la santé, dont l'empire est soupçonné de refuser un maximum de remboursements à ses assurés. Le Robin des Bois des salles d'attente américaine, là où les citoyens bataillent pour survivre sans s'endetter.
Quitte à rendre le crime encore plus malsain, pour bon nombre d'internautes, Luigi Mangone est considéré comme un héros et Brian Thompson serait le salaud utile. Face à cette vague de soutiens au tueur présumé, le gouverneur de Pennsylvanie, Josh Shapiro, a voulu remettre les esprits à l'endroit, cette semaine, après avoir remercié l'employé du McDonald's pour sa réactivité et son courage.
C'est tout le problème des images. Si la diffusion des bandes de surveillance facilite grandement la traque du suspect, elle sert souvent de base romanesque pour qu'un acte de grande cruauté rivalise avec les true crime que l'on trouve sur Netflix. Sans photo, pas d'émotion. Sans visage, impossible de s'identifier au personnage principal. Si bien que la rapidité avec laquelle les autorités ont diffusé les informations sur le tueur présumé a décuplé les enquêtes du dimanche. Et les réseaux sociaux, en réécrivant sans vergogne l'assassinat, vont déterrer un passé suffisamment touffu et bigarré pour que le profil de Luigi Mangione aimante de nombreuses théories.
Pourquoi ce vingtenaire aux abdos saillants et à l'enfance sans histoire est-il aujourd'hui accusé de meurtre par les procureurs de New York? Qu'est-ce qui a poussé ce garçon «charmant et intelligent» à commettre l'irréparable? Certes, il est originaire de l'Etat du «Maryland cul-de-sac», comme le surnomme The Times. Plus précisément de Baltimore, l'une des villes les plus dangereuses des Etats-Unis. Mais il est aussi diplômé de la prestigieuse Ivy League, dont font partie les prestigieuses universités de Columbia, Yale, Harvard, Princeton ou celle de Pennsylvanie, d'où l'accusé est sorti major de sa promotion.
Le geste de Luigi Mangione a surtout surpris ses proches, jusqu'à ses anciens colocataires. Pour son pote d'Hawaï RJ Martin, interrogé lundi soir sur CNN, «c’était une personne très attentionnée. Il communiquait très bien, était amical et entretenait de bonnes relations avec tout le monde». Un autre ira plus loin, en rappelant l'aisance financière de sa famille, au point d'affirmer que Luigi avait, «très honnêtement, tout pour lui». Ce n'est pas tout faux. Sa famille pèse plus de 100 millions de dollars et son grand-père a fondé des stations de radio, des country-clubs et des EMS. Nino Mangione, député républicain du Maryland, n'est autre que le cousin de Luigi.
Et puis, quand on sort major de sa promotion, on est censé ne pas avoir d'ennemis, dira enfin un ancien camarade de collège, sous couvert d'anonymat.
Après quelques boulots, ici ou là, d'abord dans l'informatique, le beau gosse va s'envoler pour Hawaï, où il sympathisera avec le club Surfbreak et une certaine Sarah Nehemiah. Cette femme dira à CBS News que le tueur présumé avait quitté la bande de surfeurs «à cause de sa blessure au dos qui s'était aggravée à cause des vagues et de la randonnée».
Un mal de dos qui sera d'ailleurs très vite récupéré par certains internautes, arguant que la douleur est parfois telle, «qu'on n'est plus soi-même». Ses propres problèmes de santé seraient-ils à l'origine de son geste? Son assurance a-t-elle refusé de rembourser ses frais? On sait aujourd'hui que Luigi a été opéré plus tôt cette année, période où ses parents ont d'ailleurs commencé à ne plus avoir de nouvelle de leur fils.
Une famille qui a affirmé être «dévastée» et «sous le choc», en rompant le silence ce mardi:
Une chose est sûre, après son opération au dos, la vie du joyeux sportif s'est assombrie. Six mois durant lesquels seuls ses réseaux sociaux offrent une idée de son état philosophique et, peut-être, de ses motivations. Et après avoir fait la fête à Honolulu en maillot de bain, l'esprit du garçon s'est manifestement durci. On comprend par exemple qu'il est passionné par le manifeste de Ted Kaczynski, le fameux «Unabomber» aux colis piégés et aux théories dangereusement farfelues. Il en fera l'éloge sur le site GoodReads, un peu pour dire que les grandes causes méritent parfois des gestes irréparables.
Sur ce «site de rats de bibliothèque», comme le surnomme doucement le New York Times, on découvre alors que sa citation préférée est autrement plus prémonitoire: «Ce n'est pas une mesure de santé que d'être bien adapté à une société profondément malade», du philosophe religieux Jiddu Krishnamurti. La santé a été la grande obsession de Luigi Mangione ces derniers mois. Derrière ses publications, une frustration et une colère contre les puissants qui étouffent les petits assurés.
Pour les enquêteurs, la piste de l'attaque personnelle contre le système de santé américain est aussi à privilégier. Cette semaine, les autorités ont retrouvé un manifeste, dans lequel Luigi Mangione avoue quasiment son geste: «Pour vous épargner une longue enquête, je précise clairement que je n'ai agi avec personne». Plus loin, le meurtrier présumé décrit ces multinationales qui «continuent à abuser de notre pays pour en tirer d’immenses profits parce que le public américain les a laissées s’en tirer impunément».
UnitedHealthcare Group en tête? Les internautes, notamment ceux qui sont en colère contre l'assurance maladie et n'ont pas encore terminé de célébrer l'assassin comme un héros de la nation, en sont persuadés. L'enquête, puis le procès devraient répondre à la plupart des questions que les Etats-Unis se posent encore aujourd'hui.
En attendant, il y a des chances pour que les producteurs de Netflix se soient déjà discrètement rués sur cette affaire suffisamment tentaculaire pour affoler les compteurs. Oui, c'est un peu l'hôpital qui se fout de la charité.