François Icher est l'auteur de Relever Notre-Dame: voyage au pays des bâtisseurs (Presses de la Renaissance, 2020). Il participait au tournage d'un documentaire dans la cathédrale quelques semaines avant qu'elle ne prenne feu. Les portes de Notre-Dame seront rouvertes ce samedi à 19h40 par l'archevêque de Paris en présence de nombreux chefs d'Etat et de gouvernement. Plongée dans une passionnante histoire humaine.
Cinq ans ont suffi pour restaurer Notre-Dame victime d’un terrible incendie: a-t-on assisté à un exploit qu’on pensait impossible?
François Icher: C’est effectivement un exploit, mais qui s’inscrit dans la rationalité.Les ressources humaines et financières, un encadrement de haute valeur, ont permis de mener à bien cette restauration en un laps de temps restreint. Si bien que le 7 décembre, ce samedi, la cathédrale sera rendue au culte. Je crois que c’est l’expression qui convient, même s’il y aura encore des travaux à conduire dans et autour deNotre-Dame, mais l’essentiel était de rouvrir la cathédrale en ce mois de décembre 2024.
Quel sentiment avez-vous éprouvé en voyant brûler Notre-Dame, le 15 avril 2019?
Il se trouve que quelques semaines avant l’incendie, j’étais interviewé dans la cathédrale, dans une salle en pierre proche de la «forêt» de Notre-Dame, c’est-à-dire de la partie de la charpente, qui a entièrement brûlé comme on le sait.
Avez-vous craint le pire, autrement dit la destruction complète de la cathédrale?
Bien sûr. Progressivement, on s’est aperçu que ce n’était pas simplement une petite fumée qui s’échappait de la cathédrale. Quand on est historien des cathédrales, on sait que le feu est l’ennemi public numéro 1 de ce type de monument. La charpente étant perdue, l’enjeu était de sauver les beffrois, les deux tours de la façade occidentale, dans lesquelles se trouvent les cloches. Si le feu venait à s’introduire dans les beffrois, l’intégrité de la cathédrale était gravement menacée.
Combien de corps de métiers ont-ils été mobilisés pour sa restauration?
Des dizaines de corps de métiers. Quand on pense aux cathédrales, on pense immédiatement aux métiers de la pierre, du bois et du métal. Avec ces trois catégories, on dépasse déjà la dizaine de corps de métier. Dans mon ouvrage Relever Notre-Dame de Paris, voyage au pays des bâtisseurs, j’ai appréhendé le chantier de restauration de Notre-Dame en le comparant à un chantier de cathédrale gothique aux 12e et 13e siècles. Il y a des invariants et des différenciations. On retrouve les mêmes corps de métier: les charpentiers, les tailleurs de pierre, les maçons, les couvreurs, les plombiers, les maîtres verriers, les vitriers, etc. Des métiers traditionnels, donc. Mais en début de 21e siècle, il y a des corps de métier qui n’existaient pas à l’époque du chantier gothique.
Lesquels?
L’électricien en est un exemple type. L’électricité est aujourd’hui importante dans Notre-Dame de Paris. Pour l’éclairage, pour la sonorisation, pour tous les circuits électriques, etc. Le grutier constitue un autre exemple intéressant.
On a même réquisitionné des hélicoptères, par exemple. Le chantier de Notre-Dame tel que nous l’avons vu ces cinq dernières années, permet d’étudier la mise en œuvre du binôme «tradition et d’innovation» sur ce chantier.
A propos de l’électricité, des hypothèses sur les causes du départ de l’incendie de Notre-Dame il y a cinq ans évoquent un possible court-circuit. L’électricité est-elle l’ennemie des cathédrales?
Non, l’électricité est une invention de l’homme et si toutes les précautions sont prises, elle ne représente pas un danger et apporte même une incontestable plus-value.
Revenons au chantier de Notre-Dame. Est-ce que la restauration de la cathédrale a été au plus près des façons de faire du Moyen Age?
Le cas le plus connu, et la presse s’en est fait abondamment l’écho, est celui des charpentiers, qui auraient travaillé comme au Moyen Age. C’est vrai en grande partie. Il y a eu par exemple des travaux d’équarrissage des poutres comme on pouvait le faire au 13e siècle, à la hache. L’assemblage de la «forêt» a également permis aux charpentiers du 21e siècle de revisiter l’art de la charpenterie traditionnelle. On en vient à la fameuse expression «reconstruire à l’identique».
Est-elle pertinente?
Il s’agit de savoir et de préciser à l’identique de quoi et à l’identique de quand. La flèche de Notre-Dame date du 19e siècle, du temps de l’architecte Eugène Viollet-le-Duc. Il y a dans le grand public une fusion, sinon une confusion entre les époques.
Quels sont les métiers du compagnonnage mis à l’honneur dans cette restauration?
Attention, là aussi, il y a parfois confusion autour de ce mot. On a souvent entendu durant cette restauration l’expression «les compagnons de Notre-Dame». Le terme de compagnon n’appartient pas au compagnonnage et ce dernier n’a pas le monopole de l’emploi du mot «compagnon».
Tous les scientifiques qui ont travaillé sur la restauration de Notre-Dame et qui ont apporté leur précieuse expertise peuvent légitimement se voir attribuer ce titre de compagnon, au même titre que les charpentiers, les tailleurs de pierre, les couvreurs, etc., puisqu’ils ont travaillé sur ce chantier en «compagnonnage» avec eux. Il y a d’ailleurs une «chorale de compagnons», qui regroupe environ 80 chanteurs et chanteuses, qui interviendront lors des cérémonies de cette fin de semaine. Elle regroupe des chercheurs, des peintres, des tailleurs de pierre, des charpentiers, tous «compagnons de Notre-Dame».
Que sont alors les compagnons du tour de France?
Sur le chantier de Notre-Dame, ce sont quelques couvreurs, charpentiers, tailleurs de pierre, vitraillistes, facteurs d’orgue, etc. Mais le compagnonnage actuel ne se résume pas à ces seuls métiers et concerne bien d‘autres corps et professions éloignés de l’art de bâtir (maroquinier, cuisinier, pâtissier, sellier, etc.). Pour être compagnon du tour de France, il faut avoir acquis une formation, dans le cadre d’un voyage – le tour de France – qui dure plusieurs années, au sein d’un mouvement compagnonnique.
On lit, à propos du chantier de restauration de Notre-Dame, que les artisans ou ouvriers laissent des marques, sur la pierre notamment. Que faut-il entendre par-là?
Il y a d’abord des marques de provenance de carrière. Ces marques permettaient de bâtir des parois avec des pierres homogènes, issues de la même carrière. Ces marques n’ont rien d’ésotérique.
Le tâcheron était payé à la tâche, d’où son nom, car il fallait qu’il prouver au contre-maître que cette pierre avait été taillée par lui et non par un autre. Vous avez ensuite des marques de pose, c’est-à-dire des signes qui indiquent comment placer l’élément en pierre dans un ensemble. Ces signes existent aussi sur le bois des charpentes. Ces marques permettent également d’ordonner parfois la pose d’une pierre avant telle autre. Enfin, et cela a donné lieu a beaucoup de fantasmes, il y a des marques dites de signature.
Quelles sont-elles?
Elles sont principalement de deux types. Il y a les marques de passage, laissées par un ouvrier – compagnon du tour de France ou pas – qui grave une petite trace qui lui est propre. Cela peut être un outil emblématique de son métier, une figure géométrique, une marque personnelle et distinctive, etc. En faisant cela, l’ouvrier indique qu’il se fond et se confond dans l’œuvre à laquelle il a, un moment de sa vie, travaillé. D’autre part, il y a des signatures qui signifient: voilà, ça c’est moi qui l’ai fait. On a affaire ici à une paternité revendiquée. Mais en général, toutes ces marques-là sont discrètes.
Que ce soit un charpentier, un tailleur de pierre, un verrier ou un scientifique, un chercheur, un grutier, chacun à sa place et à son poste de responsabilité est fier d’être intervenu sur ce chantier extraordinaire, mais il reste humble au regard de l’ampleur et de la magnificence du chantier.
On perçoit de l'émotion dans vos propos.
C’est un message auquel je suis très sensible. L’historien, lui aussi, doit demeurer humble dans son travail de recherche de la vérité historique, car il sait que son œuvre est par nature perfectible et sera toujours complétée et revisitée par d’autres dans le futur.
Le chantier de Notre-Dame a-t-il permis de mettre au jour des éléments qui n’apparaissaient pas?
Oui, on a retrouvé par exemple des éléments du jubé, le jubé étant une tribune formant une clôture, une séparation de pierre séparant le chœur liturgique de la nef. On a également retrouvé des sarcophages. A chaque grand chantier de ce type, des fouilles sont obligatoirement mises en place. Le lendemain de l’incendie, au sol, dans les travées et dans la nef, il y avait la charpente calcinée, les claveaux des cintres qui étaient à terre, des éléments en pierre de toutes sortes puisque la nef avait été perforée.
C'est-à-dire?
Les vestiges en question sont des supports privilégiés d’études à conduire permettant d’en savoir plus sur la provenance des pierres, leur résistance au feu, les origines et les essences de bois, etc.
Allez-vous vous rendre à Paris pour voir Notre-Dame restaurée?
Oui, bien sûr, mais pas tout de suite, parce que dans les jours et semaines qui viennent, les flux de visiteurs seront sans doute énormes. Or pour savourer Notre-Dame, il convient parfois d’éviter la foule.