La famille Le Pen a toujours suscité des craintes dans les familles immigrées, en particulier chez celles originaires d’Algérie. C’est moins le spectre de l’extrême droite que les rancunes du père, Jean-Marie Le Pen, partisan de l’Algérie française, à l’égard des immigrés algériens en France, qui ont longtemps nourri ces peurs. A commencer par celle de la «remigration», un thème repris par Eric Zemmour durant sa campagne présidentielle.
La possible arrivée de Marine Le Pen au pouvoir, dimanche 24 avril, ravive ces tourments intérieurs. Ils ne sont pas tant liés à la perspective d'une éventuelle remigration forcée des «immigrés», dont plusieurs millions sont aujourd’hui français et souvent nés en France, qu’aux risques que son élection ferait courir aux «Arabes», cette catégorie de Français dont l’histoire en France n’est pas un long fleuve tranquille.
Alors, votez Macron, faites-le pour eux, s'évertue de convaincre une partie des électeurs de Jean-Luc Mélenchon face à une autre, incapable de s'y résoudre. Si le leader des insoumis, arrivé troisième au premier tour, à présent arbitre du duel entre les deux finalistes, a demandé à ses électeurs qu'aucune voix n'aille à Marine Le Pen, il n’a pas formellement appelé à voter pour Emmanuel Macron.
La consigne du chef est moyennement comprise. Un sondage montre que si 37% (+4) d’entre eux prévoient de donner leur voix à Macron et 40% entendent s’abstenir, 23% (+5) sont prêts à glisser un bulletin Le Pen dans l’urne. Certes, le «ni-ni» recule et le vote Macron monte, mais le vote Le Pen monte aussi et même, ici, d’un point de plus.
Cet entre-deux-tours est celui des cas de conscience chez les électeurs de Mélenchon. Beaucoup parmi eux détestent aussi bien Le Pen la «raciste» que Macron le «riche» et l'«l’islamophobe», père de la loi séparatisme, qui entend combattre l’islamisme en prônant «le respect des principes républicains». Mais, à tout prendre, mieux vaut avoir au pouvoir un «bourgeois islamophobe» qu’une «haineuse raciste» qui s’emploierait à détruire l’Etat de droit afin d’appliquer ses mesures contre l’immigration et l’islam, pensent certains anti-Macron.
Moralité: il faut voter Macron, même si c’est une «grosse raclure», enjoint menininha93 sur Twitter:
Si LePen passe ça va être ça puissance 2000. Les flics racistes (et malheureusement ils sont majoritaires) vont se lâcher de ouf
— menininha93 (@menininha9393) April 18, 2022
C'est comme ça que je parviens à me motiver à aller mettre le bulletin de cette grosse raclure de Macron dans l'urne contre LePen
La grande crainte, pour ces partisans de Jean-Luc Mélenchon, est que si Marine Le Pen est élue, les «flics se lâchent», ce que suggère la militante Sihame Assbague dans le premier tweet ci-dessus: on y voit des policiers appréhender sans ménagement deux femmes voilées. La candidate du Rassemblement national l’a écrit dans son programme, même si depuis quelques jours elle ne semble plus tellement sûre d’elle à ce propos: elle veut interdire le voile musulman dans la rue.
La peur des passages à tabac, des bavures et des assassinats grandit à l’idée que Marine Le Pen puisse être élue. Une mère a ainsi demandé à son fils qui partait jouer au foot avec des copains de ne pas mettre son maillot de l’équipe d’Algérie. Elle redoute les mauvaises rencontres, confie-t-elle à watson:
Les électeurs de Mélenchon sensibles à cet aspect de choses commencent à s’énerver face au dogme du «ni-ni», réaffirmé par cette proche du leader insoumis dans une interview au Journal du dimanche et qui prend ici une volée de bois vert de la part d’un adversaire «historique» de la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostensible à l’école, dont le voile:
Au demeurant, les électeurs de Mélenchon, en faisant réellement barrage à Marine Le Pen, c’est-à-dire en votant dimanche pour Emmanuel Macron, feraient preuve de reconnaissance envers les «musulmans», qui ont été nombreux à voter pour le candidat des insoumis. Un sondage, commandé par le quotidien La Croix, indique que 69% des musulmans ont voté pour Jean-Luc Mélenchon (40% des catholiques ont donné leur voix à l’ensemble des candidats d’extrême droite: Marine Le Pen, Eric Zemmour, Nicolas Dupont-Aignan). Sans eux, sans les «quartiers», où le leader des insoumis est apparu tel un protecteur, à la fois des sans-grades et des musulmans, le résultat de ce dernier aurait été moins élevé.
Adversaire résolue de Jean-Luc Mélenchon, qu’elle accuse de s’être compromis avec les «islamistes», mais remontée contre Emmanuel Macron, auquel elle reproche sa «brutalité», l’enseignante et militante laïque Fatiha Agag-Boudjahlat, annonce qu’elle votera pour le président sortant. Non pas parce qu’elle a «peur de Le Pen», mais parce qu’elle pense à ses «élèves», ses «neveux», ses «nièces».
Pas pour les programmes de l’une ou de l’autre. Pas peur de Le Pen. Alors que Macron a divisé, brutalisé, que le conflit d’intérêt a été la règle et que son programme pour l’éducation est nul et archinul. Mais voilà, c’est bête mais je pense à mes neveux et nièces et à mes élèves pic.twitter.com/zwsM2YbdRC
— Fatiha Agag-Boudjahlat (@AgagBoudjahlat) April 17, 2022
Comme Fatiha Agag-Boudjahlat, Nadia Henni-Moulaï appartient à la deuxième génération de l’immigration algérienne, celle née en France. Fille d’un ancien membre du Front de libération national (FLN), un père dont elle a raconté l’histoire dans un livre («Un rêve, deux rives», éditions Slatkine, 2021), Nadia Henni-Moulaï, jointe par watson, se souvient de propos sans détour tenus par son père lorsqu’elle était petite:
«Tous les Français issus de l’immigration ne sont pas égaux face à l’extrême-droite, estime Nadia Henni-Moulaï. Les plus élevés socialement, ceux qui ont pu se constituer une épargne, pourront toujours partir vivre ailleurs qu’en France. Mais les familles au Smic avec enfants, elles, n’ont pas vraiment d’échappatoires.»
C'est, là, l'autre dimension de ce second tour: l'envie de renverser la table, de tenter le tout pour le tout, de faire enfin bouger les choses, même s'il doit y avoir de la casse.
Mardi, à un jour du débat de l’entre-deux-tours, l’écart se creusait entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, le premier étant donné à 54,5% (+1), la seconde, à 45,5% (-1).