Assis à la terrasse d’un snack de l’Avenue de la Gare d’Annemasse, Moussa, sosie de l’humoriste marseillais Redouane Bougheraba, s’accorde une pause-café. Il est le patron de la boucherie située en face. «Si c’était vraiment le peuple qui décidait, le RN ne serait pas sur le point d’arriver au pouvoir», dit-il, comme incrédule face à la razzia annoncée du Rassemblement national aux législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet.
D’origine algérienne, Moussa, 30 ans, né en France, ne croit pas aux versions servies par les autorités. Derrière les événements, il voit la responsabilité des «grandes familles».
«Ils veulent créer la zizanie», affirme-t-il, sans préciser qui sont ces prétendus artisans du désordre.
D’un geste du bras ou d’une poignée de main, Moussa distribue les saluts aux passants qu’il connaît, les appelant par leur prénom. «Moi, j’ai grandi avec les Gauthier, les Fabrice, j’ai des amis de toutes les communautés», raconte-t-il. Cette France-là serait-elle révolue? «C’est la guerre civile qu’ils veulent», affirme le jeune patron boucher, reprenant la crainte du moment, exprimée par Emmanuel Macron lui-même, peut-être une part de ce «ils» auquel Moussa pense avec insistance.
Il faut absolument trouver une cause à la donne qui place l’extrême droite aux portes du pouvoir. Une cause dont le commun des mortels ne peut être tenu responsable. «Bien sûr, il y a des jeunes, dans les quartiers, qui dealent et font des conneries, mais c’est parce qu’on les a laissés à eux-mêmes», assure Moussa. Qui trouve que la France «en fait trop avec la laïcité».
«Pendant la guerre, c’étaient les boches qu’il y avait à Annemasse», ajoute Moussa en guise d’ultime argument. Manière de rappeler le rôle joué par les «indigènes» dans la libération d’une France qui aurait fait preuve d’ingratitude par la suite. «Si ça sent la mouise, on part d’ici», dit-il encore avant de rejoindre son commerce.
Ce mardi matin 25 juin, c’est jour de marché à Annemasse, chef-lieu de canton de Haute-Savoie, en «grande banlieue» de Genève. Les camelots ont investi la Place de la Libération avec leur stand. Le soleil est de la partie. Personne ne s’en plaint. Samia a vu venir le coup. «Macron a entraîné les gens dans une souffrance sociale, qui s’est transformée en recherche de coupables, comme d’habitude, les Noirs et les Arabes», dit-elle, accompagnée d’une amie, toutes deux nées en France de parents maghrébins, toutes deux rayonnantes en robe d’été.
Samia est infirmière à l’hôpital, actuellement «en disponibilité» pour mieux pouvoir s’occuper de l’éducation de ses trois enfants. Aux législatives, elle votera pour la candidate socialiste étiquetée Nouveau Front populaire (NFP), la coalition de gauche qui se pose en seule alternative possible au Rassemblement national.
Samia se sent proche de La France insoumise, le parti fondé par Jean-Luc Mélenchon, en proie à des divisions internes. «A la FI, ils ont des valeurs. Avec les insoumis, l’autre existe», dit-elle, pensant peut-être au soutien affiché par cette formations de gauche radicale aux populations issues de l’immigration, les musulmans en particulier.
Samia a le sourire des personnes gardant espoir face à l'adversité. Elle aimerait que «les bonnes volontés, d’où qu’elles viennent, œuvrent au bien de la France». Mais elle voit bien que la conjoncture politique n’en prend pas le chemin. Elle craint le jour d’après. Que se passera-t-il si le RN l’emporte? Comme tout le monde, elle a entendu le président parler de «guerre civile».
Le but? «Pour Macron, ce serait un moyen de reprendre la main.» En agitant le spectre de la guerre civile, le chef de l’Etat «appuie sur le bouton de la peur, comme il l’a fait avec le Covid». Et Samia de louer le rôle selon elle bénéfique des réseaux sociaux pour la démocratie.
Dans les mots de Samia, on entend moins la condamnation des électeurs RN que celle de puissants qui auraient travaillé à la division des classes populaires. Bien que proche des insoumis, Samia n'est pas favorable à une immigration sans limites.
De même n’est-elle pas opposée à une répression accrue des actes de délinquance. «Mais, ajoute-t-elle, il faut que ceux qui ont du pouvoir n’échappent pas à des peines sévères.» Samia cite le cas «scandaleux» d’un juge dont la condamnation en appel pour avoir proposé sa fille sur un site libertin avait été ramenée à du sursis seulement. L’affaire remonte à 2022.
Mongi attend son épouse, quelque part dans les parages en train de faire des courses. Lui discute avec Saïd, qui tient un stand de vêtements pour femmes sur le marché. Il y a là aussi un Franco-Suisse tractant pour le candidat des Républicains, le parti de droite en déliquescence. Mongi votera pour sa part NFP.
«Quand j’ai entendu que Macron allait prendre la parole après la déroute de son parti et le bond en avant du RN aux européennes, j’ai tout de suite compris qu’il annoncerait la dissolution», assure-t-il. En chemisette bleu turquoise et lunettes de soleil, Mongi, chauffeur poids-lourds de bonne constitution, semble insensible à la pression. Il dit ne pas redouter la victoire de Jordan Bardella aux législatives, même s’il ne la souhaite pas.
Ce père de cinq enfants d’origine tunisienne en veut surtout aux orientations économiques, aux choix de société, ainsi qu'à la politique étrangère du président de la République. Ce qu’il dit ne diffère pas tellement des propos du RN sur ces sujets. Si le parti de Marine Le Pen ne faisait pas une fixette sur l’islam, il y aurait même moyen de s’entendre, comprend-on.
Mongi fustige les «3000 milliards» de dette publique française. «La dette a pris l’ascenseur à cause des mesures Covid décidées par Macron», regrette-il.
Il enchaîne:
Sur la laïcité, comme Moussa, notre interlocuteur du début, Mongi est d’avis que «la France en fait trop». «Elle devrait suivre l’exemple du Royaume-Uni, qui laisse les musulmans vivre leur religion comme ils l’entendent. Ma femme n’est pas voilée, ma fille, oui. Elle est professeure des écoles, et bien sûr elle ôte son voile lorsqu’elle enseigne.»
La voici justement qui arrive, jeune femme voilée dans des tons clairs pastels, comme en accord avec le beau temps. «Si le RN passe, peut-être même s’il ne passe pas, je n’exclus pas de partir vivre ailleurs», dit-elle sous le regard compréhensif de son père.
Et l’antisémitisme, en forte hausse ces derniers mois? Mongi reproche « aux médias de faire un drame national lorsqu’on s’en prend à un juif et de se taire quand des femmes voilées se font tous les jours agresser». Il dénonce «un deux poids, deux mesures». Mais c’est avec un brin de nostalgie qu’il se souvient de «Monsieur Benguigui», un juif d’Algérie, son maître d’école en France. Il raconte, approuvant la méthode qui «avait du bon»:
Aujourd'hui, c'est la crainte qui s'empare de ces Franco-Maghrébins, dont l'origine et la religion sont dans le viseur d'un parti d'extrême droite s'apprêtant à gouverner.