Lundi matin, Annemasse. «La France est trop gentille, il faut mettre de l’ordre», assure d'emblée Bruno, plombier à la retraite. Comme 24% des électeurs de cette «ville dortoir» frontalière de Genève, ce petit-fils d’immigrés italiens a voté la liste Rassemblement national dimanche aux européennes. C’est la première fois que l’extrême droite pointe en tête dans cette localité ancrée à gauche, dirigée par un maire socialiste.
Le «président», c’est bien sûr Emmanuel Macron, dont l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale, au soir d’un raz-de-marée populiste sans précédent, a surpris la France entière.
Aux législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet, Bruno retournera à ses premières amours, les Verts, affirme-t-il. «Je vais revoter écolo, pour le bien-être de la nature.» Dit-il vrai? Il insiste.
Il y a des efforts à faire. Bruno n’aime pas l’attitude des «jeunes qui jettent leurs détritus par terre à la sortie du Mc Do». «Les femmes seules ne sont pas en sécurité le soir dans la rue», déplore-t-il. «Quand j’étais gamin, je devais être rentré à 20 heures à la maison, jamais plus tard», croit-il se souvenir.
Les grands-parents transalpins de Bruno sont venus en France «pour construire des tunnels». «C’était la bonne immigration», soutient le plombier retraité, laissant deviner sa pensée.
Aysé, laborantine à Genève, s’en va prendre son train d’un pas pressé. On l’accompagne. Cette jeune femme d’origine turque a voté pour la liste Free Palestine, lancée par un parti religieux, l’Union des démocrates musulmans de France (UDMF). «Les résultats font peur, avec la montée de l’extrême droite», dit-elle, coiffée d’un voile, une étoffe rappelant le keffieh palestinien sur les épaules.
Aysé craint que le vote RN «ne libère la parole raciste, déjà que le racisme est devenu quasiment la norme». A Annemasse, qui se signale par une abstention élevée de 62%, alors que La France insoumise, emmenée par Manon Aubry, talonne le RN avec 23% des voix, Free Palestine, proche des milieux islamistes selon ses détracteurs, a fait 1,67 point de pourcentage, derrière la liste animaliste mais devant l'éternel François Asselineau, farouche anti-européen.
Aysé et Nathalie n’auraient probablement rien à se dire. Nathalie, la cinquantaine svelte, loueuse d’Airbnb il y a quelque temps encore, cherche à vendre son appartement d’Annemasse. Elle n’a qu’une envie, quitter au plus vite cette ville au fort taux d'immigration pour retrouver sa Corse natale.
Nathalie parle comme les gens de Reconquête, le parti d’Eric Zemmour en passe de faire alliance avec le RN. Elle n’a pas pris part au vote dimanche.
De toute manière, Nathalie n’aime pas l’Europe, car «elle étouffe la France». Elle ne croit pas que Jordan Bardella, même premier ministre, «puisse changer quoi que ce soit à la situation».
Né à Annemasse, Mehdi, rencontré place de la mairie, songe à quitter la France. «On a évoqué cette éventualité avec ma femme», confie ce jeune homme de 25 ans, bac+5 en banque-assurance, en reconversion comptabilité dans une école à Genève. Il a entendu parler du livre «La France, tu l’aimes mais tu la quittes», consacré à ces Français musulmans, souvent diplômés, partis vivre dans un autre pays, reprochant à la France un climat hostile à l’islam. Il préfère l'atmosphère de Genève à celle d'Annemasse.
Comme Aysé, la jeune femme qui se rendait à la gare prendre son train, Mehdi juge la France «raciste sur les bords, et avec le temps, ça se confirme». D’origine algérienne par ses parents, eux-mêmes nés en France, Mehdi porte tel un fardeau le passé de l’histoire coloniale. «Quand mon père était étudiant en maths à Grenoble, un prof l’avait rabaissé en plein amphi», raconte-t-il.
Mehdi ne souhaite pas se faire trop de bile à l'idée d'une victoire du Rassemblement national aux législatives anticipées.