L'enregistrement est un cas d'école de la vulgarité russe. Chaque phrase est ponctuée de «fucking», «fucking», «fucking», «Bastard» et de toutes sortes d'autres expressions obscènes propres à ce qu'on appelle le «mat» russe et qui ne sont que difficilement traduisibles en français.
Le président russe Vladimir Poutine est un «Satan» qui devra «répondre de tout», car il a conduit à la «catastrophe» avec sa «guerre fratricide» et «enterré le peuple entier», se lancent les interlocuteurs, l'air désespéré.
Mais ici, ce ne sont pas des hommes ivres qui discutent, quelque part au fin fond d'une province obscure. Ce sont deux milliardaires russes qui parlent: Farkhad Akhmedov et Iosif Prigojine (ce dernier n'a aucun lien de parenté avec son tristement célèbre homonyme Evgueni Prigojine, chef de l'armée privée Wagner). Et l'enregistrement semble authentique.
Farkhad Akhmedov, 67 ans, né en Azerbaïdjan soviétique, s'est enrichi grâce au pétrole et au gaz. Il a également siégé au Conseil de la Fédération, la chambre haute du Parlement russe. Iosif Prigojine, un juif des montagnes de Makhatchkala au Daghestan, a fait connaître de nombreux artistes russes en tant que producteur de musique. Il possède des biens immobiliers en Suisse.
Yossef Prigojine avait soutenu l'annexion de la péninsule ukrainienne de Crimée en 2014 et l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Mais il semblerait qu'il soit plus critique aujourd'hui. En effet, les deux hommes d'affaires parlent désormais du désastre provoqué par les sanctions occidentales, de l'absence d'avenir pour la Russie, de l'impasse et de la régression. Ils commentent aussi la stratégie du président russe en Ukraine. A les entendre, leurs opinions paraissent similaires à ceux de certains Russes qui n'osent plus les prononcer, sous peine d'être immédiatement poursuivis.
Mais Farkhad Akhmedov et Iosif Prigojine sont des hommes qui se sont enrichis dans et avec le système de Poutine, même s'ils ne sont pas politiquement influents. Après l'apparition de l'enregistrement téléphonique, Iosif Prigojine s'est d'ailleurs empressé de dire qu'il s'agissait d'un «fake».
Mais au fur et à mesure, il a avoué d'un air gêné que l'on pouvait finalement dire ce que l'on pensait en privé. Un aveu qui semble confirmer l'authenticité de l'enregistrement. On ne sait toutefois pas, pour l'instant, qui est à l'origine de la diffusion.
La conversation privée entre les deux hommes, qui a probablement eu lieu en janvier, donne un aperçu de l'état d'esprit de l'élite russe. Elle montre à quel point leurs représentants sont conscients de la situation actuelle en Russie, tant sur le plan politique que pour chacun d'entre eux en privé.
Ils en rendent responsable Poutine, qui «a mis la tête là où le cul ne passe pas», comme on dit en russe. «22 ans... Il aurait pu construire le pays. Il a tout foutu en l'air, bon sang», dit Farkhad Akhmedov en jurant.
«Pourquoi tout cela? Alors pourquoi cette ordure a-t-elle fait ça?», demande Iosif Prigojine avant de poursuivre:
Il fait sans doute référence aux guerres de tranchées au sein de l'élite politique et économique, aux prétendus conflits entre les ministères, les groupes pétroliers publics et les structures de sécurité.
Ces phrases montrent clairement à quel point ils se sentent tous deux humiliés, combien l'avenir est incertain, combien ils considèrent leur situation comme étant inextricable. Ils vivent entre les sanctions et la menace d'une procédure pénale dans leur propre pays.
Au contraire. Les cercles fortunés continuent de soutenir le système. Ils se taisent publiquement, gardent leur loyauté à l'extérieur, tentent de survivre dans la désolation et de sauver leur propre peau, l'Ukraine n'intéresse pas beaucoup d'entre eux. Ce sont des conformistes comme tant d'autres personnes dans le pays.
Ni au sein de l'élite ni au sein du peuple - ils se ressemblent tous dans leur impasse. La peur les étouffe, mais elle porte le système. Et la guerre continue.