«Il a attaqué». C'est par ces mots que Victor a été réveillé par sa femme le 24 février 2022. «Un frisson a parcouru tout mon corps – pendant plusieurs heures, je n'ai pas pu me lever du lit et je lisais désespérément les actualités».
Subitement, raconte le jeune homme de 31 ans, le monde s'est mis à l'envers. La colère et la peur se sont installées. «La colère de voir qu'une guerre illégale était menée en mon nom, et la peur de voir s'effondrer tout ce que j'avais construit ces dernières années».
Victor est né et a grandi à Moscou, y a fait ses études et a vécu plusieurs années à l'étranger avant de revenir en Russie. C'était au milieu des années 2010, lorsque, selon Victor, Moscou se développait et changeait pour le mieux. Il voulait participer à ce changement et il y avait une vie qu'il qualifie de «cool»: un emploi dans une entreprise informatique internationale, des voyages, des amis, une famille.
«Tout a changé en un jour, grand-père est tout simplement devenu fou». Grand-père: il fait allusion Poutine.
Victor n'est pas le vrai nom de l'homme. La rédaction l'a modifié.
Victor ne s'attendait pas à ce que la Russie attaque l'Ukraine. Lors de leurs réunions, lorsque des collègues étrangers lui demandaient des informations sur les troupes russes à la frontière ukrainienne, il plaisantait encore: «J'ai dit que ce qui préoccupait le plus les Russes en ce moment, c'était que notre patineuse artistique Kamila Valieva avait été privée de sa médaille d'or». Mais sa plaisanterie n'a pas duré longtemps:
Il ne pouvait plus travailler depuis la Russie. L'entreprise (dont Victor ne peut pas divulguer le nom) s'est retirée du marché russe et a délocalisé une grande partie de son personnel à l'étranger. Sa famille ne voulait ou ne pouvait pas partir – la femme de Victor a sa propre entreprise en Russie. Il a dû prendre une décision: partir ou rester? «J'ai décidé de quand même déménager pour donner à mes proches la possibilité de se relocaliser si la situation en Russie devait encore se détériorer», dit-il.
Lors de son départ à la frontière, Victor est devenu nerveux. Il a effacé toutes ses conversations, nettoyé son ordinateur et son téléphone. Mais il n'a pas eu de problèmes avec les douaniers. Son chemin l'a mené en Turquie, à Istanbul. Il a fallu quatre jours pour que les sociétés de cartes de crédit cessent de fournir leurs services aux Russes en dehors de la Russie. Alors Victor a couru. Il a couru pour retirer son argent. Ainsi, il a réussi à joindre les deux bouts jusqu'à ce que son employeur lui envoie une carte d'entreprise.
Il dit comprendre la logique qui sous-tend certaines des sanctions. «Mais cette mesure, honnêtement, je ne la comprends pas. Ils punissent en premier lieu ceux qui fuient le régime: à quoi cela sert-il?»
Tous les projets que l'équipe de Victor a menés pendant des années en Russie n'existent plus. «En ce qui concerne l'informatique, la Russie a été ramenée de nombreuses années en arrière», a-t-il déclaré. Le capital s'est considérablement réduit et la technologie a disparu.
Sony, Nintendo, Apple, Google, Intel, Microsoft, Dell, Samsung, SAP, Fujitsu. Tous ces grands groupes technologiques internationaux ont quitté le pays, soit entièrement, soit en grande partie. Les technologies russes sont restées. «Mais l'informatique est un produit qui naît avec des collaborations internationales. Il est très difficile de développer des projets de manière isolée», estime Victor.
Mais selon lui, le Kremlin n'a pas encore compris cette évolution: «Le régime pense encore en termes de stratégies économiques du 19e siècle – la conquête de la terre et des hommes». Le 21e siècle est toutefois l'ère des idées et de la technologie.
Victor a participé à des manifestations en 2011 et 2012 lorsque des centaines de milliers de Russes ont protesté dans tout le pays contre les résultats des élections législatives, puis présidentielles. Il a voté pour des partis et des candidats alternatifs. Il voulait un changement de pouvoir, dit-il.
Mais les choses n'en sont pas arrivées là: «J'avais l'impression qu'on se moquait de moi. Et ce sentiment s'est renforcé au fil des années, alors que je vivais en Russie. Et aussi horrible que cela puisse paraître, je m'y suis habitué». Selon lui, les autorités russes déstabilisent les gens. «Elles ont créé l'illusion du confort – en particulier à Moscou – tout en les privant de leurs libertés sociales et politiques». Victor ne précise pas ce qu'il entend exactement par ceci.
Il dit: «J'ai grandi sous Poutine. Poutine est une sorte d'habitude, de normalité. Et nos parents n'avaient pas non plus l'habitude de protester. C'est probablement héréditaire».
Victor admet qu'au début, il se sentait responsable de l'évolution de la situation en Ukraine, et qu'il avait honte. Mais il a ensuite décidé qu'il ne voulait pas être considéré comme faisant partie d'un collectif responsable, car il ne soutenait ni ce gouvernement ni cette guerre.
«Cette guerre est un traumatisme pour des millions de personnes, y compris en Russie», dit-il. Sans comparaison avec les gens en Ukraine qui ont perdu leur vie et leur maison, bien sûr. Son but n'est d'ailleurs pas de comparer les traumatismes. «Je veux juste dire que pour beaucoup d'entre nous, c'est aussi une tragédie».
Article traduit de l'allemand par Léa Krejci