Pourquoi la santé des dirigeants, en particulier dans les régimes autoritaires, fait l'objet des spéculations les plus enragées? Tiens, prenons Poutine. Cancer en phase terminale, maladie mystérieuse: le maître du Kremlin a été mille fois enterré par des observateurs de la politique internationale, pour que, mille et une fois, il apparaisse les semaines suivantes sur nos petits écrans, aussi vigoureux que de coutume.
En janvier encore, c'est le chef des services secrets militaires ukrainiens, Kyrylo Budanov, qui jugeait que Vladimir Poutine était gravement malade, et ce depuis longtemps.
Vraiment? La poigne de fer de l'ex-agent du KGB semble loin de faiblir, bien que certains se targuent de l'avoir vu frémir.
En réalité, bien peu sont au courant de son véritable état de santé, et il y a une bonne raison à cela, explique Guillaume Perrault, rédacteur en chef du Figaro et Maître de conférences à Sciences Po Paris. Il existe en effet un véritable culte du secret autour de la santé des hôtes du Kremlin, et c'est une singularité russe, héritage de l'URSS.
Cette loi du silence repose sur de multiples enjeux:
Pour étayer ses propos, Guillaume Perrault décrypte dans son article comment les précédents «pères des peuples» géraient - ou plutôt, verrouillaient - toute information trahissant une quelconque faiblesse.
Lénine souffrait d'artériosclérose, une maladie causée par l'accumulation de dépôts graisseux dans les artères, qui favorise des AVC. En avril 1922, il se fait fournir des calmants par la pharmacie du Kremlin. Il n'est pas le seul dirigeant bolchévique à en avoir besoin.
Dans une lettre adressée à Staline, il évoque «l'or que dépense le Parti pour d'inévitables voyages en Allemagne des membres du comité central, qui se rendaient en secret chez l'ennemi d'hier afin de suivre des traitements médicaux de haut niveau.» Pour éviter des fuites, il fera installer des sanatoriums «réservés à la direction bolchévique».
Il sera victime de plusieurs attaques entre mai 1922 et 1923. Dans l'intervalle, il est soigné par une quinzaine de spécialistes russes et allemands, tandis que le pouvoir glisse doucement dans les mains de Staline, Trotski, Zinoviev et Boukharine.
Lorsque son état se détériore, le Politburo n'hésite pas à isoler Lénine, sous prétexte de lui éviter le surmenage. Visites et correspondances sont suspendues. Et quand une autre attaque le rend aphasique en 1923, seuls les cadres bolchéviques seront dans le secret. Même à la veille de sa disparition - le 21 janvier 1924 - le parti continuera d'affirmer que sa convalescence se poursuit.
En ce qui concerne Staline, des rumeurs émergent quant à son état de santé déclinant, mais fort tard, en 1953. Agé alors de 73 ans, le «petit père des peuples» est considéré comme un «dieu vivant en URSS et dans les pays du bloc de l'est». Assez paranoïaque, Staline se retranche derrière son petit cercle de fidèles, et n'hésite pas à faire tomber des têtes pour qui aurait des velléités de complots.
Il se méfie particulièrement des médecins du Kremlin. Il avait fait condamner à mort deux d'entre eux en 1938 et en fera arrêter davantage dès 1950, élaborant des dossiers à charge pour espionnage et terrorisme. Dès 1952, il se convaincra que son médecin personnel, en collusion avec d'autres «blouses blanches», complotent à sa perte. En cause: le fait que le professeur Vinogradov l'ait jugé «en mauvaise santé». Interrogatoires et tortures s'ensuivent.
Au soir du 22 mars 1953, Staline est découvert par ses gardes gisant inconscient, victime d'une violente attaque cérébrale. «Tacitement d'accord, les collaborateurs de Staline laissent passer plusieurs heures avant de faire appeler des médecins.»
Alors qu'il est agonisant, l'inévitable lutte pour la succession peut commencer.
Comme le détaille Le Figaro, la fin du règne de Brejnev illustre encore davantage comment la santé était une donnée jalousement gardée. Brejnev est âgé de 57 ans quand il arrive au pouvoir. Charismatique, bon vivant, fumeur et buveur, il se fatigue à coup de «barbituriques, anxiolytiques, et somnifères». Tout comme Lénine, il souffre d'artériosclérose et disparait de plus en plus fréquemment dans des cliniques. «Officiellement pourtant, dans la grande tradition soviétique, tout va bien», précise Le Figaro.
Il s'adjoint les services d'une infirmière de 25 ans sa cadette, Nina Koroviakova. Elle devient sa confidente - il la consultera même pour des questions politiques, au grand damn du Politburo.
A la fin de sa vie, il se chuchote qu'il a recours à une guérisseuse, «une jeune et séduisante géorgienne surnommée "Djouna"». Mais, alors que la dégradation physique et intellectuelle du leader est évidente, les dirigeants du parti sauvent la face, et maintiennent le maître du Kremlin au pouvoir jusqu'à sa mort, fin 1982. La propagande officielle le montre en bonne santé. A juste titre: les cadres préfèrent un «Brejnev affaibli, même un peu ridicule, au risque d'une succession incertaine»
Ainsi, il pourrait en aller pour Poutine comme pour les pères des peuples: certains voient comme inévitable le fait que, «comme au temps des Tsars, le souverain refuse d'abdiquer et expire sur le trône, le pays dût-il en pâtir», achève Guillaume Perrault.