Lioubov Priloutskaïa a osé une chose rare et dangereuse en Russie: exprimer son «immense colère» contre les autorités accusées de ne pas se soucier de ceux qui, comme ses parents, vivent sous occupation ukrainienne dans la région de Koursk.
Depuis une offensive en août 2024, l'armée de Kiev occupe plusieurs centaines de km2 dans cette région russe frontalière. Un territoire qui pourrait servir de monnaie d'échange en cas de négociations de paix avec Moscou.
Comme l'armée russe, la famille de Lioubov a été surprise par cette attaque ukrainienne. La jeune femme de 37 ans dit avoir tout tenté pour retrouver son père et sa mère, dont elle est sans nouvelle, les communications avec la zone occupée étant coupées depuis presque six mois.
Aussi désespérée qu'exaspérée, elle a donc publié le 10 janvier, sur le réseau social russe Vkontakte, une vidéo critiquant l'inaction des autorités russes. «Rien n'est fait pour retrouver les personnes qui sont restées en zone occupée», dénonce-t-elle dans une interview téléphonique, faisant part de son «immense colère».
Cette agente immobilière et mère de quatre enfants témoigne:
Et d'expliquer: «Malheureusement, pour exprimer cette indignation d'une façon ou d'une autre, nous devons utiliser les réseaux sociaux.»
Pour Lioubov Priloutskaïa, la goutte d'eau fut une liste de 517 noms, dont ceux de ses parents, publiée le 9 janvier par la médiatrice russe pour les droits humains, Tatiana Moskalkova.
Ce document fut présenté comme le registre officiel des citoyens portés disparus dans la région de Koursk. Mais la liste s'est avérée si incomplète que Moskalkova a dû admettre le lendemain qu'elle était «loin d'être exhaustive». Dans sa vidéo, Lioubov n'a pas hésité à qualifier ce registre lacunaire de «crachat au visage» de familles en détresse.
Des propos d'une virulence rare en Russie, où des milliers de personnes ont été poursuivies pour avoir critiqué le pouvoir ou l'armée russe.
Dans les commentaires de sa vidéo, des internautes la remercient pour son «courage» et son «honnêteté», quand d'autres lui conseillent de prendre garde. Lioubov Priloutskaïa assure n'avoir «pas peur» et que «se taire est impossible», au regard des circonstances.
Sur une photo, ses parents apparaissent endimanchés. Son père Ivan Priloutski, 66 ans, à l'épaisse moustache, regarde l'objectif, assis auprès de sa femme Alexandra Pachtchenko, 71 ans, ses fins cheveux gris ramenés en queue-de-cheval.
Lioubov, qui habite dans la capitale régionale, Koursk, regrette de ne pas être allée les chercher, au début de l’offensive ukrainienne, dans leur village de Zaolechenka, à une dizaine de kilomètres de la frontière.
Ils sont restés car ils n'ont «rien d'autre que leur maison» et ne voulaient pas l'abandonner, explique Lioubov, qui leur a parlé pour la dernière fois le 5 août,
Le jour de leur dernière conversation, «nos grands médias, notre administration régionale» se voulaient rassurants, reprend-elle. Mais dès le lendemain, les chars ukrainiens entraient dans le village voisin de celui de ses parents.
Selon elle, de nombreuses familles sont dans cette situation et elle accuse les autorités de les «passer sous silence».
Le porte-parole du commandement des forces ukrainiennes de la région, Oleksiï Dmytrachkivsky, a estimé à 2000 le nombre de civils dans la zone. Mais il ajoute que celle-ci est bien trop dangereuse pour y effectuer un recensement, citant «l'activité intense de l'artillerie, des drones et de l'aviation» alors que l'armée russe tente de reconquérir le terrain perdu.
Depuis la publication de sa vidéo, Lioubov Priloutskaïa a été contactée par la commissaire russe aux droits humains, Tatiana Moskalkova, qui a promis de la tenir informée et a assuré être en contact avec son homologue ukrainien pour évoquer le sujet. Contactées, les autorités régionales de Koursk n'ont, pour l'heure, pas donné suite.
Le gouverneur de la région, Alexandre Khinchtein, a en revanche échangé samedi avec quelques dizaines de manifestants mécontents rassemblés à Koursk pour réclamer un meilleur accueil des déplacés et l'évacuation de ceux coincés en zone occupée.
L'officier ukrainien Oleksiï Dmytrachkivsky affirme, lui, que son armée a retrouvé la trace de quelque 800 personnes à la demande de proches qui ont contacté l'armée ukrainienne malgré le risque d'être arrêtés pour ce motif en Russie.
(afp)