Depuis que Poutine a envahi l'Ukraine, le monde entier s'interroge sur une question: la résistance en Russie contre les fauteurs de guerre. On ne peut en savoir que peu de choses, ou alors seulement lorsque les protestataires disparaissent en prison ou ont pris la fuite – comme la militante anti-guerre et écrivaine Daria Serenko.
Cette trentenaire a été la protagoniste des «protestations silencieuses». Dans le cadre d'une action, elle portait sur elle, dans le métro de Moscou, des affiches sur lesquelles on pouvait lire des réflexions politiques et littéraires. Des discussions s'en sont suivies avec les passants.
Daria Serenko a reçu des menaces de mort et a été emprisonnée pour «extrémisme» en février 2022, avant même le début de la guerre d’invasion contre l'Ukraine. Elle a ensuite émigré en Géorgie, où se trouvent actuellement plusieurs opposants à la guerre en Russie.
Le livre de Daria Serenko Les filles et les institutions paraît désormais en allemand et sera disponible dès le 17 octobre en français*. Il rassemble des textes de l'auteure écrits avant et après le début de la guerre. Elle les appelle «histoires du totalitarisme» et se concentre sur le rôle des femmes dans une société russe de plus en plus dominée par la violence.
Au départ, des rapports laconiques sont encore autorisés à paraître à Moscou en novembre 2021. Ils radiographient le patriarcat dans le monde du travail et la bureaucratie russes d'avant-guerre, alors que les tirades autoritaires et martiales prennent de l’ampleur.
Le cliché selon lequel les femmes en Russie sont égales aux hommes était déjà peu fondé en Union soviétique, car à l'époque, elles devaient être à la fois de parfaites ouvrières, des mères et des beautés, tandis que les hommes devaient se contenter d'être des travailleurs.
Cette situation n'a guère changé. Dans les administrations publiques et les entreprises, les femmes occupent généralement les échelons inférieurs de la hiérarchie. Mais même dans les institutions culturelles prétendument progressistes, elles sont surtout des filles à tout faire, qui subissent les intrigues, la misogynie et le chauvinisme.
Daria Serenko les appelle délibérément «filles» et les présente comme un collectif, car les femmes ne sont guère sollicitées en tant qu'individus, mais uniquement en tant «qu'êtres fonctionnels, aux bras et aux jambes multiples». Dans ce collectif, leur position sociale fragile peut facilement être ignorée.
Mais les signaux indiquant que de grands changements sont imminents se multiplient. Soudain, un type discret installe une petite caméra dans le bureau. «La caméra est devenue une autre fille – nous l'avons traitée comme une collègue vivante, pas très sympathique, en présence de laquelle il valait mieux ne pas dire certaines choses».
C'est surtout lors d'événements festifs que les filles entrent en contact avec les hommes. Ceux-ci portent des toasts aux filles:
Un jour, les filles se voient remettre une photographie qu'elles doivent désormais reproduire et afficher dans chaque pièce fréquentée par le public. Elle représente Vladimir Poutine.
Il y a maintenant une «Journée du drapeau d'Etat» où les filles doivent mettre le drapeau russe à l'entrée, et elles doivent faire de même lors de la «Journée de la langue russe» et de nombreuses autres journées chargées de patriotisme. Mais lors d'un événement, le drapeau est volé et comme il est impossible d'en trouver un autre rapidement, les filles vont simplement chercher le vieux drapeau soviétique dans le débarras. L'effet est surprenant: les gens s'arrêtent religieusement, quelqu'un le salue, une vieille femme fait le signe de la croix.
Le point culminant est atteint lors de la «Journée de la Russie»: les jeunes filles doivent participer à un concours de beauté, vêtues de costumes nationaux. De manière générale, elles doivent faire «comme si nous ne comprenions rien à la politique». Ces stéréotypes sur les rôles féminins semblent caricaturaux, mais ils sont devenus une réalité amère dans les années d'avant-guerre.
Il y a de plus en plus de violence dans l'air, comme l'écrit Daria Serenko. La violence domestique est depuis longtemps largement décriminalisée. Et comme les gens vivent déjà entre quatre murs avec une culture de la violence, il est facile de justifier la guerre.
Selon Daria Serenko, ses compatriotes se réjouissent également de la violence faite aux Ukrainiennes. Elles pensent qu'il y a certainement des raisons pour lesquelles les femmes sont battues, violées et tuées. C'est dire à quel point les femmes russes auraient déjà intériorisé la vie avec la violence.
Les réflexions de Daria Serenko sur ses jours de détention sont impressionnantes. On l'a enfermée pour tuer l'activiste et dissuader les autres femmes. Elle essaie d'être aussi gentille que possible pour ne rendre personne agressif. Il n'y a pas de miroir dans la cellule – «à la fin de la première semaine, tu as oublié à quoi ressemble ton visage».
De retour à l'extérieur, un jour après le début de l'invasion, Daria Serenko fonde le Mouvement féministe contre la guerre. Elle sait déjà qu'elle doit quitter la Russie. En temps de guerre et de dictature, on n'y tolère même plus sa résistance silencieuse et pacifique, faite de poésie et de réflexions. (bzbasel.ch)
* Daria Serenko, «Les filles et les institutions», parution le 17 octobre 2023, Ed. Sampizdat, 94 pages
Traduit et adapté par Noëline Flippe