On ne saura jamais ce qui se passe dans la tête d'autrui. Enfin, touchons du bois: les neurosciences progressent à une vitesse folle et promettent de donner un jour accès à la psychologie d'un individu par les moyens de la biologie. Est-ce vraiment possible? Les philosophes de l'esprit s'écharpent sur la question. Mais s'agissant de Vladimir Poutine, l'homme au cœur de l'attention mondiale du fait de la guerre menée par la Russie contre l'Ukraine, ça se bouscule aux portes de son esprit. Pour comprendre, analyser et, avec un peu de chance, anticiper.
Au-delà de la question ukrainienne, celle des objectifs généraux du président Poutine, 69 ans, pour son pays se pose. Dans sa tête, un but qu'il reconnaît lui-même depuis le début de son règne en 1999: la restauration d'une grande Russie. Pas forcément la Russie impériale ou l'URSS – ou alors une synthèse des deux. Mais dans tous les cas, une puissance russe qui passe par un pouvoir particulier, le sien: celui d'un nouveau tsar. Poutine, dans ses déclarations et sans doute dans ses réflexions, est dans le culte de la grandeur. «Pour cette doctrine, la seule à même de réunifier le passé impérial et soviétique, la question des citoyens et même celle des peuples est secondaire», commente Le Monde.
Sa détermination peut s'expliquer. Comme le rappelle le diplomate Vladimir Fédorovski dans une interview pour Le Parisien, Poutine est un enfant de la rue, son histoire personnelle est d'abord accidentée par la misère. Puis viennent les chocs politiques: la fin de l'Allemagne de l'est en 1989, qui a été une occasion manquée de développer la Russie, et le refus de George W. Bush en 2001 de l'aide proposée par Poutine pour coincer Ben Laden. «Tous ces traumatismes, vécus dans l’enfance, puis en politique, ont forgé le caractère actuel de Poutine», estime le spécialiste, qui a longuement enquêté sur le président russe.
Indubitablement, l'homme à la tête de la Russie depuis 23 ans, qui s'est construit intellectuellement et politiquement par rapport à l'Occident, se fantasme en tsar. Mais quel genre de tsar? «Il veut être l’antithèse des "faiblards" qu’étaient Gorbatchev et Eltsine, qu’il méprise. Mais il ne veut pas non plus s’inscrire dans la continuité de Lénine. Non, ce qu’il vise, c’est s’imposer comme le digne successeur de Staline, un tsar fort, le plus populaire de la Russie, qui a fait sa grandeur et qui n’a jamais reculé face aux complots occidentaux.»
Mais voilà quelques années qu'une interrogation émerge à l'endroit d'un leader longtemps décrit comme un brillant joueur d'échecs (comme nombre de Russes) ou de poker – et cette interrogation s'est faite brûlante depuis le 24 février: l'ancien officier du KGB, éminemment calculateur, ouvertement manipulateur, connu pour son sens tactique à l'œuvre jusque dans son sport quotidien, a-t-il basculé dans l'irrationnel?
«Même ceux qui croyaient le connaître, les "amis de la famille", s’interrogent sur l’homme qui dirige la Russie depuis vingt-deux ans», note Le Monde. Dans le Guardian, l’écrivain russe Vladimir Sorokine a écrit que «le 24 février [le jour de l'invasion, red], l’armure de l’autocrate éclairé s’est fendue. Le monde a découvert un monstre, fou dans ses désirs et impitoyable dans ses décisions.» Fou dans ses désirs? Là-dessus, tous les observateurs semblent être d'accord, si l'on qualifie cette folie comme de la démesure, emportant avec elle des moyens inhumains au service d'une fin qui ne les justifie pas.
Ce matin Poutine recevait ses ministres des finances et de l’économie et toujours cette table qui était il y a quelques jours un gag (raté) et qui est maintenant un aveux spectaculaire de folie paranoïaque . #Poutine #UkraineRussia pic.twitter.com/nMeMBr7eqv
— Michel Mompontet (@mompontet) February 28, 2022
Là où il y a débat, c'est sur d'autres caractéristiques psychiques prêtées au chef d'Etat. La paranoïa, par exemple. La fameuse photographie de cette longue table autour de laquelle le président russe a reçu son ministre de la défense et son chef des forces armées – après celle qui a accueilli le président Macron – a alimenté nombre de commentaires: Vladimir Poutine est-il devenu maladivement méfiant envers son propre entourage? Selon la politologue Tatiana Stanovaya, oui. Elle rapporte au Monde qu'il ne s'entoure plus que d'hommes issus de l’armée ou des services de sécurité, qui, par peur, lui «disent ce qu’il a envie d’entendre». Le pouvoir exécutif est devenu solitaire:
L'autocrate, en plus, aurait peur des microbes et ferait même goûter par prudence tout ce qu'il mange. On a aussi à l'esprit les mots aberrants utilisés par Poutine pour qualifier les autorités ukrainiennes: «une clique de drogués et de néonazis». Or, pour Vladimir Fédorovski, «cette construction intellectuelle qui veut réduire Poutine à un fou parano est dangereuse, et totalement fausse». Tout, selon l'historien français d'origine russo-ukrainienne, resterait cohérent dans la tête de Poutine. Mais s'il reste un stratège encore aujourd'hui, c'est un stratège psychorigide, ce qui explique que rien ne semble l'arrêter dans la poursuite de ses objectifs:
La défense des intérêts de la Russie et de sa sécurité – problématique tout aussi légitime que l'agacement russe face aux promesses non-tenues des Etats-Unis – a pris des tours auxquels personne ne s'attendait – et surtout injustifiables. Mais le maître du Kremlin lui-même ne s'attendait pas à ce qu'une telle résistance de l'Ukraine et de l'Occident se manifeste face à son offensive. Quant au peuple russe, il n'est pas impossible qu'il désavoue peu à peu son leader va-t-en-guerre. De la pensée à la réalité, il y a un écart imprévisible. Qui sait si cette «marionnette devenue marionnettiste», selon la formule de Vladimir Fédorovski, ne se prendra pas les pieds dans ses propres ficelles.