De longues colonnes d'autobus se sont invitées sur le bord des routes autour de la vieille ville de Belgrade. Ils ont transporté des passagers de toute la Serbie, du Kosovo et de la Republika serbe de Bosnie. En ce samedi soir 12 avril, pour qui veut se rendre à l'Assemblée nationale de la place Nikola Pasic, il faut braver la foule.
«Le peuple a décidé: nous ne céderons pas la Serbie», titrera le lendemain le tabloïd proche du gouvernement Vecernje Novosti. Il rend compte avec enthousiasme et sur six pages des rassemblements en faveur du président, Aleksandar Vucic. Selon Novosti, en trois jours, la manifestation a rassemblé jusqu'à 145 000 personnes dans la capitale serbe.
Ce qu'on ne raconte pas officiellement, c'est que pendant le discours du dirigeant samedi soir, des centaines de sympathisants ont préféré profiter des stands qui distribuaient gratuitement de la nourriture. Au lieu de cela, les émissions du dimanche matin sur les nombreuses chaînes de télévision serbes n'ont qu'une information à la bouche: la majorité du peuple soutient la présidence de Vucic, la grande manifestation de samedi l'a clairement prouvé. On ne laissera pas la «communauté estudiantine non démocratique» détruire son propre système étatique, déclare un analyste sur la chaîne publique RTS Svet.
En zappant sur les nombreuses chaînes et émissions politiques serbes, on ne trouvera pratiquement aucun compte-rendu critique à l'égard du gouvernement dans les jours qui ont suivi la prise de parole de Vucic - un signe clair de l'étendue du contrôle que le parti au pouvoir a acquis sur les médias serbes. Dans les kiosques à journaux, même constat.
Les multiples actions de blocage, les barrages routiers et les contre-manifestations des jours précédents sont des actes terroristes, affirme Aleksandar Vucic dans son discours. Il formule «cinq exigences», dont l'une met l'accent sur la poursuite en justice de l'opposition politique. Ainsi, selon le lui, les instigateurs des rassemblements, qu'il soupçonne d'être à l'étranger, «doivent être intégralement identifiés et tenus responsables».
Le chef de l'Etat ne dit pas un mot de la lutte contre la corruption rampante, ni de l'enquête de la catastrophe de Novi Sad – l'effondrement d'une gare qui a déclenché des manifestations anti-Vucic qui durent depuis des mois. Il n'a pas fait la moindre allusion à une quelconque main tendue à ses détracteurs.
Sous pression après les seize morts de Novi Sad, le premier ministre de Vucic, Milos Vucevic a dû quitter son poste – sans aucun doute un sacrifice purement politique pour apaiser la situation.
Mais le président de la République est désormais passé à la contre-attaque et ne laisse planer aucun doute sur son intention de se maintenir au pouvoir.
C'est précisément sur ce point que se révèlent les profondes divisions, et en même temps l'impuissance de la société civile serbe. En dehors de la manifestation énorme, on ne rencontre pas une âme à Belgrade qui prendrait la défense de Vucic en privé. Qu'il s'agisse d'un tenancier de restaurant, d'une vendeuse, d'un agent de sécurité ou d'une dame croisée au cimetière, tous maudissent et condamnent leur dirigeant, son «système corrompu, sa proximité avec les Chinois», celui qui se fourre des milliards dans sa propre poche.
Tous témoignent leur sympathie aux étudiants protestataires qui paralysent la circulation dans les carrefours en petits groupes pendant quinze minutes à l'heure de la pause. On s'y est déjà habitués, les patrouilles de police se tiennent à proximité et observent la scène.
Tous nos interlocuteurs soulignent aussi que les grandes manifestations anti-Vucic du 15 mars avaient rassemblé au moins deux fois plus de personnes que celles venues ces jours-ci appuyer le chef d'Etat. Ils parlent tous avec entrain du soutien important de la diaspora serbe au rassemblement étudiant de Strasbourg. Mais croient-ils aussi à la possibilité d'un changement de régime?
Non, du moins pas les plus âgés d'entre eux, même s'ils ont beau pester contre le président et ses sbires. «Rien ne changera ici», dit Danko, 74 ans, «car toute cette clique politique sait pertinemment qu'elle ira en prison dès qu'elle renoncera à son pouvoir».
Car il y a autre chose pour expliquer ce regard sans illusion porté sur l'ex-banquier: le mouvement d'opposition porté par la jeunesse serbe n'a pas de figure de proue. Il lui manque une personnalité qui menacerait de sérieusement défier Vucic et de provoquer des fissures dans le front uni des médias. Un chauffeur de taxi fabule, Novak Djokovic président. Avant d'aussitôt rejeter l'idée de la star serbe du tennis comme une chimère.
De son côté, Vucic serre la vis sur le plan rhétorique. Pour réprimer les protestations des étudiants par la violence policière, il lui manque cependant le soutien de la frange de la population qui a pris le bus jusqu'à Belgrade pour descendre dans la rue en sa faveur.
(Traduit de l'allemand par Valentine Zenker)