Dimanche dernier, de violents affrontements ont éclaté entre hooligans serbes et anglais à Gelsenkirchen, avant le début du match opposant les deux pays. Sur des vidéos tournées pendant la bagarre, on voit un jeune homme en train de se jeter dans la mêlée, à peine retenu par d'autres individus. Il s'agit de Danilo Vucic, fils d'Aleksandar Vucic, actuel président de la Serbie.
Danilo Vucic n'a pas de fonction officielle, mais sa présence dans une bagarre d'hooligans est tout sauf anodine. Au-delà de son issue, cet épisode réunit trois éléments qui se mêlent depuis des années en Serbie: le monde des ultras, la criminalité organisée et le pouvoir politique.
Un homme se trouve au croisement de ces trois dimensions: Veljko Belivuk. Chef d'une faction d'ultras du Partizan Belgrade, trafiquant de drogue et figure bien connue de la criminalité serbe, Belivuk est soupçonné d'être également lié à la mafia monténégrine. Il a été photographié en compagnie de Danilo Vucic, mais c'est avec son père que l'homme a eu ses relations les plus étroites. C'est, du moins, ce qu'il affirme depuis qu'il a été interpellé, en 2021.
Veljko Belivuk et sa bande sont soupçonnés de crimes particulièrement sordides, retrace L'Equipe. Certains d'entre eux auraient été commis dans une «maison de l'horreur» à la périphérie de Belgrade, où ses hommes auraient torturé, mutilé et décapité des victimes, dont les corps ont parfois été jetés dans un broyeur de viande industriel. Belivuk se servait également de l'ancien restaurant du stade du Partizan, qui lui servait de camp de base pour ses activités illégales.
Après son arrestation, Veljko Belivuk a affirmé que son gang a été créé «pour les besoins et sur l'ordre d'Aleksandar Vucic», raconte le New York Times dans un long article sur le sujet. Au menu: intimider les rivaux politiques du président, ou empêcher les supporters de chanter contre Vucic lors des matchs de football.
Au fil du temps, le soutien que lui et ses acolytes ont reçu de la police et du ministère de l'intérieur a été «amplement documenté», poursuit l'article. Aleksandar Vucic a vivement contesté tout lien avec Belivuk.
«Il s'agit d'une nébuleuse très complexe, où ses différents acteurs se rendent service les uns avec les autres», résume Lazar Van Parijs, cofondateur de Footballski, site spécialisé dans le football en Europe de l'Est.
L'exemple de «Beograd na vodi» illustre bien cette situation. Ce vaste projet de développement immobilier, lancé en 2014 par le gouvernement serbe et financé en partie par des sociétés émiraties, était censé améliorer le paysage urbain de la capitale. Un quartier situé au bord du Danube, devenu un populaire centre culturel, faisait toutefois obstacle au démarrage des travaux. Un soir de 2016, une trentaine d'hommes masqués ont débarqué dans cette zone avec des bulldozers et ont tout détruit, sans que la police intervienne.
Après son arrestation, Belivuk a affirmé qu'il s'agissait de ses hooligans. Aleksandar Vucic, à l'époque président du gouvernement, a déclaré que les «plus hauts responsables de la ville» étaient à l'origine de la destruction du quartier, en ajoutant qu'ils avaient agi de bonne foi. L'affaire n'a toujours pas été officiellement résolue.
L'affaire Belivuk ne serait pas un cas isolé. Selon le New York Times, elle a «forcé la Serbie à faire face aux nombreuses preuves circonstancielles selon lesquelles Aleksandar Vucic a permis aux gangsters de devenir un bras virtuel de l'Etat».
Elu ministre de l'information en 1998, puis président du gouvernement en 2014 et président de la république en 2017, Aleksandar Vucic a durci son pouvoir au fil des ans et «exerce désormais un contrôle quasi total sur presque tous les aspects de la vie publique», poursuit le quotidien américain. Parallèlement, «les gangs de type mafieux semblent opérer en toute impunité».
Les liens qui semblent unir les ultras au président serbe sont donc multiples. Par ailleurs, ce dernier était lui-même un hooligan. Pendant sa jeunesse, il supportait l'Etoile Rouge, l'autre club de football de Belgrade. «C'est peut-être le premier président au monde qui se réclame ouvertement ultra», indique Lazar Van Parijs. Ce qui soulève d'autres questions. «Depuis son retour au pouvoir en 2014, l'Etoile Rouge a toujours gagné le titre, à l'exception d'une année», poursuit-il. «Quand Tomislav Nikolic était président, le club n'avait pas gagné le titre pendant des années.»
Aleksandar Vucic aurait commencé sa carrière d'hooligan à la fin des années 1980 dans le virage nord du stade de l'Etoile Rouge, peuplé par de jeunes nationalistes qui allaient parfois chasser les Albanais après les matchs. Vucic était «courageux dans les bagarres», confie un ancien ultra au New York Times.
«En Serbie, les stades de football sont des lieux de pouvoir à l'état brut, un vivier de recrutement pour les milices et les criminels», poursuit le quotidien américain. En effet, le rapport entre les hooligans et le pouvoir est tout sauf récent.
«La plupart des groupes ultras existent depuis les années 1980 en Yougoslavie. Ils avaient des projets politiques depuis le début et ils bénéficiaient d'une liberté de parole qu'on ne voyait pas forcément ailleurs», retrace Lazar Van Parijs.
Les stades ont été le creuset du nationalisme ethnique qui a détruit la Yougoslavie, rappelle le New York Times. Les hooligans ont été parmi les premiers à partir en guerre au début des années 1990. Dix ans plus tard, ils ont contribué à la chute du président Slobodan Milosevic. Ce dernier a démissionné en octobre 2000, lorsqu'une foule menée par des hooligans a pris d'assaut le Parlement serbe.
Un autre criminel de guerre notoire entretenait de profonds liens avec le monde du football: Zeljko Raznatovic, dit Arkan. Ce dernier est principalement connu pour avoir fondé le groupe paramilitaire «Tigres d’Arkan», qui a mené de nombreuses opérations de nettoyage ethnique pendant les guerres de Yougoslavie.
Pendant sa vie, Arkan a également été homme d'affaires, braqueur, agent secret et député du Kosovo. Il a présidé le club des supporters de l’Etoile Rouge de Belgrade et, à la fin des années 1990, a repris les rênes du FK Obilic, un club de deuxième division qu'il a rapidement transformé en une équipe de haut niveau.
Mais cela ne s'est pas fait de manière tout à fait légale: selon le journaliste Franklin Foer, Arkan menaçait les joueurs des équipes qui croisaient le chemin de son club. Des vétérans de sa milice, présents pendant les matchs, entonnaient des menaces et pointaient même des pistolets sur les footballeurs adverses.
«Ces milieux ont toujours entretenu des liens avec le pouvoir politique. Cette proximité se retrouve encore aujourd'hui, car la structure étatique n'a pas beaucoup évolué», résume Lazar Van Parijs. Et de conclure: