Dimanche soir, les journalistes de l'émission «Enquête Exclusive», emmenés par le BHL des enquêteurs, Bernard de la Villardière, ont visité notre pays. Et si la bande-annonce, publiée plus tôt cette semaine, se foutait gentiment de nos clichés, le reportage, lui, ressemble plus volontiers à un «je t'aime» prononcé au premier rendez-vous: hâtif et aveuglé.
En vrac, on découvre «des brigades de la propreté qui ne rigolent pas avec les incivilités», des douaniers qui traquent la viande illégale plutôt que la coke et l'armée de milice, garante de la discipline dans cette Suisse qui est «pourtant un pays pacifique». Notons bien le "pourtant", sorte de "contrairement à d'autres", en moins assumé.
On apprend surtout que «la majorité de la population suisse est heureuse». Paroles de voix off. «Heureuse» comme Olivia l'assure en regardant fièrement l'objectif. Cette avocate romande de 36 ans doit abandonner son compagnon, qui la préfère «en petite jupe» qu'en treillis de capitaine (selon elle), pour quatre semaines de service militaire volontaire.
Passons (cette fois) sur les petits détails moqueurs du reportage. Nous aimons tous pointer les tics et tocs d'une population qui n'est pas nous. Et c'est toujours croustillant, pour des Français, de choisir l'homme au langage fleuri qui offre un délicieux «ni pour, ni contre, bien au contraire!» lorsqu'on lui demande frontalement d'évaluer sa qualité de vie de citoyen suisse.
Bien sûr, on trouve la thématique désormais archiconnue des armes en vente libre dans notre pays, alors que les tueries de masse y sont quasi inexistantes. Mais le véritable attrait de ce numéro d'«Enquête Exclusive», c'est ce lien de cause à effet dans lequel Bernard de la Villardière semble vouloir plonger ses téléspectateurs français: Le bonheur des Helvètes se cache dans l'ordre et la discipline, comme le diable dans les détails.
Olivia, juste avant de partir pour sa caserne, avoue que c'est «une chance de vivre dans un pays propre», dans lequel il est «normal et facile de respecter les règles, pas besoin de se forcer». L'échange est savoureux, puisqu'il a lieu devant un passage pour piétons où l'équipe de tournage s'étonne de la voir obéir au feu rouge avec le sourire.
L'espace d'un instant, on a tous envie d'être Olivia. Pour jouir sereinement de ce petit bonheur cadré, surveillé, discipliné. Pour ne pas nous inquiéter plus que de raison de devoir payer un tiers de SMIC pour avoir éteint un mégot sur le bitume. Pour se convaincre que la formule magique de l'ataraxie helvétique n'est finalement qu'une accumulation de règles et de victoires solidaires.
Pour se vanter, aussi, de cette armée «qui possède plus de blindés Leopard 2 que l'Espagne» et qui peut «mobiliser 180 000 hommes en 24 heures». Alors qu'elle n'a connu que de «petites escarmouches» depuis sa dernière participation à une guerre, en 1815, «contre les Français». Une époque où toutes les grandes puissances rêvaient de maîtriser ce petit territoire tampon. «La Suisse étant incapable d’être stable, on va décider qu’elle est neutre et les Suisses vont s’en arranger», expliquait Olivier Meuwly, historien.
«Les Suisses vont s'en arranger.» Tiens, comme ce soldat coincé, malgré lui, dans un abri antiatomique pour quatre longues semaines et qui vient remettre les pendules à l'heure dans cette longue déclaration d'amour télévisuelle: «L'idée de dormir à plusieurs dans un dortoir ne m'enchante pas. La Suisse est un pays d'individualistes, vous savez... Mais ça ira. On s'habitue à tout.» Obéissance, résilience.
Ce reportage, baptisé "Nos étonnants voisins suisses", sera finalement une heure et dix minutes d'éloges pleines, totales, anachroniques. Pour une Suisse qui a été délestée de toutes ses imperfections.
Bernard de la Villardière ne s'est embarrassé d'aucun coup d'œil en dehors des clous. Par exemple, dans le porte-monnaie de notre million de pauvres, dans cette neutralité désormais vacillante ou simplement sous le tapis de cette stricte réussite. Rien, en marge de cette Suisse belle, réglementée, obéissante, sereine, forte, neutre et conquérante.
Parce que, tout le reste, les Français ne connaissent que trop bien. Et, pour cela, il y a les directs de BFM et CNews.
Je regarde enquête exclusive sur la suisse ! Y’a des agents qui courent après les délinquants qui mettent leurs déchets domestiques dans les poubelles communales ! Laid physiquement je veux dire : une vraie course poursuite 😂😳! Ça doit leur faire drôle la France
— Fabrice Di Vizio (@DIVIZIO1) September 18, 2022
Détail qui n'en est pas un:
Dans le chapitre consacré à l'importation irrégulière de viande de France vers la Suisse, la famille nombreuse qui a tenté de passer une grande quantité de bidoche s'exprimait avec un fort accent étranger. Si l'amende sera lourde de conséquences, le message est, lui, lourd de sens: seuls les Suisses qui jugent «normal et facile de respecter les règles» peuvent prétendre à une qualité de vie «ni pour, ni contre, bien au contraire».