Au départ, un vilain petit canard où l'on ne passait pas forcément un morceau d'été. Industriel, géométrique, utilitaire et dans la fleur de l'âge. La ville ukrainienne de Severodonetsk est née à peine deux ans après Vladimir Poutine. C'est en 1950 que son nom est gribouillé sur la paperasse gouvernementale. Elle a d'ailleurs failli s'appeler Svetlograd, Komsomolsk-on-Donets ou Mendeleevsk. Peu importe. On ne se souvient jamais des alternatives maladroites de nos géniteurs.
Dix ans plus tôt, ce petit territoire, propriété de Lysychansk, n'abritait qu'une dizaine de maisonnettes et une crèche.
Depuis 2014, c'est aussi devenu le centre administratif par intérim de l'oblast de Louhansk. La rivière Donets, qui s'étire sur 1053 kilomètres, lui dessine le flanc ouest, comme une armure naturelle. Si la ville tombe définitivement aux mains de Moscou, les troupes russes pourront enfin la franchir, loin du fiasco militaire d'il y a deux semaines où 485 soldats de la 74e brigade de fusiliers motorisés ont péri, sous les moqueries nerveuses de la communauté internationale.
Le certificat de naissance de Severodonetsk n'a rien de bien glamour. Une ville qui a poussé comme un prétexte. Il fallait bien aménager un peu les alentours de l'imposante usine Azot, autrefois située sur les terres de Lysychansk, qui recouvre désormais le tiers de sa superficie.
Cet immense complexe, générateur d'engrais chimiques, est aujourd'hui au cœur du conflit puisque 800 civils ukrainiens s'y sont retranchés pour espérer survivre.
Azot. Les derniers habitants et quelques grappes de soldats ukrainiens s'y sont retranchés depuis maintenant un mois. Les troupes russes l'étouffent avec des obus, de nuit comme de jour. Les bâtiments les plus sensibles menacent chaque seconde d'exploser. Une bête industrielle froide et bruyante, poumon économique de la région, devenue symbole de la résistance ukrainienne au Donbass. A mesure de l'arrosage sanglant et métronomique de l'ennemi.
L'usine Azot n'a pas grand-chose à envier à sa grande soeur Azovstal à Marioupol. Si ce n'est l'absence fâcheuse de tunnels pour s'en échapper. L'une est chimique, l'autre était sidérurgique. La seconde a été réduite en cendres, la première... pas encore. Les deux structures ont surtout été considérées comme des forteresses militaires par le Kremlin et des planques de dernier recours par les civils ukrainiens.
La ville est désormais encerclée, brutalisée, défigurée. Quatre mille obus pleuvent quotidiennement. Les rues «débordent de corps de civils morts». Des fosses communes se creusent à la hâte, jusque sur les terres de sa jumelle, Lyssytchansk. La plupart des foyers se sont écroulés sous les bombardements. «Depuis trois semaines, nous n'avons plus d'électricité et plus d'eau chaude, nous essayons de tout faire pour refaire fonctionner les services urbains, mais c'est difficile», déclarait, il y a peu, Olexander Stryuk, le maire de la ville.
Depuis que les pions en treillis de Vladimir Poutine ont posé leurs valises de guerre et leurs Terminator dans l'est de l'Ukraine, tout le monde a compris que le Kremlin veut dévorer le Donbass. Et qu'importe le nombre de bouchées (ou de morts), Severodonetsk en est la ville clé, dont la serrure s'apprête à sauter.
Les derniers résistants ne portent pas forcément Zelensky dans leur cœur. Les rares habitants qui refusent toujours de quitter la ville, biberonnés à la propagande du Kremlin et réfugiés depuis trop longtemps dans des sous-sols de fortune, sont, pour la plupart, pro-russes. Le co-fondateur de l'ONG Road to relief explique notamment que les civils rencontrés il y a encore quelques jours «attendent impatiemment la libération des Russes».
Il y a une semaine, Frédéric Leclerc-Imhoff, jeune journaliste qui couvrait la guerre pour BFMTV, a été tué dans la banlieue de Severodonetsk. Il accompagnait des civils à bord d'un bus humanitaire. Enième preuve, s'il en est, d'une situation et d'une ville furieusement hors de contrôle. Zelensky disait lui-même la semaine dernière que la Russie pratiquait à l'est de l'Ukraine «une politique évidente de génocide».
Aujourd'hui, les combats de rue relayent les bombardements. Le gouverneur de la région est pessimiste: «Il faudra peut-être bientôt se retirer». Les Russes, eux, considèrent la ville «enfin libérée».
Il y a encore trois mois, et malgré les longues luttes acharnées dans le Donbass depuis 2014, Severodonetsk n'était plus ce vilain petit canard du passé et pas encore le tas de ruines et de sang du présent. Les citoyens pouvaient...
Cet article a été publié une première fois le 2 juin 2022.