Kharkiv est la deuxième ville d'Ukraine. Située près de la frontière entre l'Ukraine et la Russie, elle compte un million et demi de personnes. Beaucoup ont dû fuir, car dès le 24 février, premier jour de la guerre, les troupes russes ont commencé leur avancée vers Kharkiv.
Deux jours plus tard, elles pénétraient dans la ville, avant d'être repoussées après des combats de rue acharnés. L'armée s'est ensuite contentée de bombarder la zone urbaine, en utilisant notamment des bombes à fragmentation.
«Sous les bombardements, les enfants de Kharkiv dessinent la paix», poste Serhiy Jadan sur Twitter le 17 mars. Sur les dessins, on peut voir des drapeaux ukrainiens, le bleu parsemé de nuages paisibles. Mais aussi un œil à l'iris bleu qui laisse couler ses larmes devant la bannière nationale bicolore ou un hélicoptère gris en train de survoler le sol, sous la pluie.
Харківські діти під обстрілами малюють мир. І роблять ось такі виставки. У наших дітей обов'язково буде і мир і своя країна. Добраніч, друзі. Завтра прокинемось ще на один день ближче до нашої перемоги. pic.twitter.com/kG9AmrX4l4
— Serhiy Zhadan (@serhiy_zhadan) March 17, 2022
D'autres dessins montrent des soleils et des arcs-en-ciel, des arbres et des colombes de la paix. Et Serhiy Jadan de commenter:
Serhiy Jadan, 48 ans, est une star à Kharkiv. Il est connu en tant que leader du groupe «Jadan i sobaky» (Jadan et les chiens). Dans le reste du monde, on le connaît surtout comme un poète et romancier.
Durant les quatre premiers mois de la guerre, il a publié de nombreux messages sur les réseaux sociaux, qui sont désormais publiés sous un recueil nommé Le ciel au-dessus de Kharkiv. Un journal de guerre remarquablement précis et bouleversant qui consigne les événements survenus à Kharkiv.
Si Jadan est populaire auprès de toutes les couches de la population, il s'est engagé particulièrement pour les enfants et les jeunes. Il y a quatre ans, il publiait un roman, L'orphelinat, qui évoquait une ville en guerre dans le Donbass.
En Occident à ce moment-là, les combats dans le Donbass étaient au second plan de l'actualité et les connaissances sur ce qui se passait dans l'est de l'Ukraine, limitées.
Dans ce roman, intense, la question que posait Jadan n'a cessé de prendre de l'importance depuis le début de l'invasion russe: quel impact la guerre a-t-elle sur les civils — et en particulier, les enfants?
A la sortie du livre, Jadan dirigeait une association avec laquelle il venait en aide aux enfants et aux jeunes de la région frontalière. Celle-ci leur proposait des activités pour leur permettre de sortir de leur quotidien marqué par la guerre et vivre quelques heures d'insouciance.
Mais depuis le 24 février, la guerre à grande échelle a éclaté. Jadan n'hésite pas à parler de «guerre d'extermination». Il estime que les Russes cherchent à anéantir l'Ukraine, ses enfants et sa culture.
Depuis, ce qui restait d'insouciance a disparu. Sheriy Jadan témoigne:
Dans le même temps, certains d'entre eux n'avaient même plus de maison et attendaient d'être relogés. En attendant, ils vivaient dans une station de métro de la ville, Saltivka.
Serhiy Jadan n'en démord pas et continue d'essayer d'égayer le quotidien des enfants. Il a même écrit une chanson en leur honneur, Diteï («Les enfants»). Les paroles de celle-ci disent tout de la guerre:
Dans sa chronique, Jadan se présente à nous de manière concrète et tendre, mais jamais en noircissant inutilement le tableau. Au contraire, il exhorte ses compatriotes à garder la tête haute. Le 5 avril, il poste sur Twitter:
Si les Russes ne tentent pas d'envahir la ville, ils la bombardent. Jadan décrit, dans ses lignes, la fumée noire qui s'élève dans le ciel: «On a l'impression que toute la bataille pour la ville se déroule en haut, au-dessus de nous.»
Les Russes visent les écoles, les hôpitaux, les institutions culturelles, les aires de jeux pour enfants. La défense antiaérienne ukrainienne empêche de nombreux missiles et obus de toucher le sol de Kharkiv, mais cela n'est pas suffisant. Parfois, une vive explosion retentit dans la ville.
Харків, Павлівська площа, сьогодні. На задньому тлі - колишній Селянський будинок, де в 20-ті починалася нова українська література. На передньому тлі - вирва від ракети, така собі метафора літератури російської. І класичної, і сучасної. pic.twitter.com/aMHvOvJGGn
— Serhiy Zhadan (@serhiy_zhadan) August 27, 2022
Jadan décrit le ciel, lumineux et sans nuages, «profond et attentif, comme un œil». Il écrit comment les gens profitent du soleil, se promènent avec leurs chiens. Et comment d'autres chiens (et chats) errent seuls dans la ville, abandonnés, leurs propriétaires ayant pris la fuite.
Les morts et les enterrements se succèdent. Des soldats font leurs adieux à leur chef. Pendant que le prêtre bénit le défunt, l'air frémit dans le sillage de missiles antiaériens, lancés non loin de là. En quittant l'église, les soldats repartent directement au combat.
Au lieu de s'attarder sur les destructions, Jadan pense déjà à la reconstruction. Il conclut souvent ses entrées par des messages de persévérance: «Nos drapeaux flottent encore au-dessus de la ville.» Ou encore, une phrase qui revient encore et encore:
Depuis le 24 février, Jadan est constamment sur la route. Il organise des «transports humanitaires», via lesquels il amène toute sorte de matériel à la population civile et à l'armée.
Компанія SocialTech передала для Харкова прекрасний бусик, напакувавши його коробками з шоломами та сухпаями. Оглянемо його на СТО й передамо в надійні руки. Спасибі всім за підтримку та допомогу Пацюємо далі. Тихої всім неділі) pic.twitter.com/bMz1z5QYIo
— Serhiy Zhadan (@serhiy_zhadan) November 6, 2022
Il apporte tantôt une scie circulaire pour un ouvrier qui reconstruit une maison, tantôt du matériel médical, ou bien de la nourriture, des munitions ou des drones pour «nos gars», sur le front.
Un autre jour, il apporte des crayons de couleur et du matériel de bricolage pour les enfants. Ou encore, il transporte des civils d'un point à l'autre.
Ce faisant, il se fait témoin de ce qui se passe dans la ville. Toutefois, ce n'est pas un travail sans danger. Un de ses amis, également chauffeur, a été tué par un obus russe.
Serhiy Jadan est attentif à la transformation de sa réalité en art. Il se méfie de la littérarisation. Son but: tenter de nommer tout ce qui entre «hâtivement et chaotiquement» dans son champ de vision. Mais il prévient:
Souvent, les mots manquent, par exemple, lorsqu'il évoque les massacres russes à Boutcha. Ou lorsqu'on lui annonce qu'une de ses connaissances est tombée au combat et qu'on ne peut pas ramener le soldat lui et l'enterrer... parce qu'on ne retrouve pas sa tête.
«Nous n'avons pas le choix», écrit Jadan. Il faut résister, ou être anéanti. L'écrivain est intransigeant dans le choix des mots, traitant les Russes «d'ordures», de «barbares», de «tueurs d'enfants».
Comme nombre de ses compatriotes, il ne veut plus entendre parler de culture russe, qu'elle soit humaniste comme celle Dostoïevski ou de Tchaïkovski, ou non. Pour lui, cela sert d'alibi aux bellicistes.
Selon Jadan, la culture russe est avant tout une culture qui tue et qui laisse derrière elle des civils brûlés. Il estime que ces références culturelles confortent le Kremlin dans sa mégalomanie impériale. Pour lui, c'est cette même culture qui est à l'origine des pires horreurs, peut aussi être une aide à la survie pour l'Ukraine envahie.
«L'écriture défie la mort», écrit Jadan dans la postface de son livre. «Le désir d'exprimer des sentiments et de trouver des significations, d'esquisser des récits, de mettre en relief des motifs, ne s'accorde pas du tout avec l'idée de destruction, d'anéantissement, de disparition.» Son but: déjouer l'oubli par l'écriture.
Par son travail d'aide, sa musique et son écriture, Serhiy Jadan tente, depuis ces huit derniers mois et demi de guerre, de s'opposer à la mort et au silence. Il se donne la mission de «dire lui-même la vérité»:
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder