Avril Haines est la femme la mieux informée à Washington. En tant que coordinatrice des services secrets américains, cette physicienne et juriste de formation supervise le travail des 17 services de renseignement, et peut donc prendre connaissance de tous les dossiers constitués par les gros bonnets et les analystes.
Mais lorsque Haines a récemment été invitée à répondre aux questions d'une commission du Sénat sur le déroulement de la guerre sur les champs de bataille ukrainiens et sur les prochaines étapes du président Volodimir Zelensky, elle a capitulé. «Il est très difficile de dire quelle sera la stratégie future de l'Ukraine», a avoué Haines. «Nous avons probablement une meilleure idée de la partie russe que de la partie ukrainienne.»
“We have, in fact, more insight, probably, on the Russian side than we do on the Ukrainian side.” -- Avril Haines
— Emre Peker (@EPspin) June 8, 2022
Fascinating report by @julianbarnes on #Ukraine's efforts to conceal military details from allies amid push to maintain support & defeat #Russia. https://t.co/iFI3hdubi7
En d'autres termes: bien que Washington ait approuvé des paquets d'aide civile et militaire d'une valeur de plus de 50 milliards de dollars pour l'Ukraine depuis l'invasion russe, le président Joe Biden reste en grande partie dans le flou. Le gouvernement de Kiev n'informe pas son principal allié des plans des forces armées nationales. Les revers dans la lutte contre les Russes restent secrets. Même le secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin, qui s'entretient régulièrement avec des officiels à Kiev, ne possède aucune information supplémentaire, a récemment rapporté le New York Times.
Cet arrangement très inhabituel s'explique par la déclaration d'intention de Biden de ne pas stationner de troupes américaines en Ukraine. Washington a également retiré de Kiev tous ses conseillers militaires et formateurs, du moins selon les données officielles. Les Américains n'ont donc plus de lien direct avec les forces armées ukrainiennes et les généraux qui les commandent.
Kiev semble s'être résignée à cette «ligne rouge» de Biden. Politiquement, c'est un avantage pour Zelensky que Washington ne mène pas l'Ukraine à la baguette. Les victoires avec lesquelles Kiev a fait parler d'elle au début de la guerre n'en sont que plus impressionnantes.
Mais ce partenariat inhabituel présente aussi des inconvénients. Ainsi, les forces armées ukrainiennes ont de plus en plus de mal à utiliser sur le champ de bataille les armes et les moyens modernes de fabrication étrangère. Le New York Times a récemment fait état de l'utilisation d'appareils de visée nocturne de type JIM LR, des jumelles de terrain high-tech capables de localiser des cibles d'artillerie distantes de 10 kilomètres.
Le problème? Les troupes ukrainiennes, stationnées dans les environs de Kherson, ne savent pas comment fonctionnent les appareils. Preuve en est les propos d'un caporal ukrainien dans le journal new yorkais:
On a trip to Ukraine’s southern frontline on Saturday @n_yermak and I met Junior Sgt. Dmytro Pysanka. The 33 y/o was in charge of a T-12 100mm anti-tank gun and it’s small crew.https://t.co/Zmnug5KtQi
— Thomas Gibbons-Neff (@Tmgneff) June 7, 2022
A cela s'ajoutent des difficultés de compatibilité entre les armes de conception soviétique – autrefois la norme dans les forces armées ukrainiennes – et les produits des pays de l'OTAN. Ainsi, le JIM LR crache les coordonnées de la cible dans un format incompatible avec les cartes ukrainiennes traditionnelles.
Autre exemple: les obusiers de type M777, avec lesquels les Ukrainiens tirent sur les troupes russes, sont basés sur le système de mesure utilisé en Amérique. Ils ne peuvent donc pas être démontés et entretenus avec des clés européennes.
Aux Etats-Unis, on craint que Kiev ne mette le gouvernement Biden devant le fait accompli si le vent tourne sur le champ de bataille. Le président américain ne cesse de souligner qu'il appartient à Zelensky de mettre fin à la guerre à la table de la paix, mais les Etats-Unis n'imposeront en tout cas pas à l'Ukraine de faire des concessions à la Russie. Une chose est certaine: Biden ne veut pas s'exposer au reproche de jeter de l'argent par les fenêtres.
Le président n'est pas seul dans ce cas. A droite comme à gauche de l'échiquier politique, les appels à une meilleure surveillance des paquets d'aide américains à l'Ukraine se multiplient. Les députés à Washington veulent savoir comment et où Kiev utilise les armes américaines.
Ainsi, la sénatrice démocrate Elizabeth Warren a récemment déclaré lors d'une audition qu'elle soutenait les dépenses, mais qu'elle était «très préoccupée par les risques de gaspillage». Les fonds approuvés par le Congrès à Washington doivent être dépensés de manière responsable. Or, jusqu'à présent, le Pentagone a omis de rendre des comptes sur les fonds distribués.
Une des raisons de ce silence? Le ministère américain de la Défense ne dispose pas des informations souhaitées sur les armes fournies par les Etats-Unis. Pas un problème pour un conseiller anonyme du Pentagone, qui a déclaré il y a quelques semaines:
Le Sénat, lui, ne l'entend donc pas de cette oreille.
Adaptation en français: Yoann Graber