Depuis le début de l'invasion russe, les témoignages se multiplient. Glaçants. Des adolescentes, souvent mineures, aux membres brisés, aux mâchoires cassées, détruites par les soldats russes. Des femmes si profondément traumatisées, meurtries, qu'elles en oublient leur prénom, comme le rapporte cette psychologue clinicienne ukrainienne au journal 24 Heures:
Ce mal porte un nom: le «viol de guerre». Un phénomène endémique à presque tous les conflits contemporains. Une stratégie politique et militaire à part entière.
Aujourd'hui, le viol de guerre est encore un phénomène méconnu et mal recensé. Des statistiques peuvent être apportées, mais il faut les relativiser. La proportion de ce phénomène serait «immense», selon l'ONG We Are NOT Weapons Of War (WWoW), qui s'est donnée pour unique mission de dénoncer et de lutter contre ce crime de guerre très particulier.
Aucun chiffre à ce jour ne peut être considéré comme fiable car aucune étude complète n’a été conduite. «Je ne comprends pas qu'il n'existe pas encore d’étude mondiale sur le viol de guerre. On ne sait pas quelle en est l’ampleur», s'insurge auprès de watson Céline Bardet, la présidente de l'ONG. Selon cette juriste internationale spécialisée dans les crimes de guerre, tout le travail reste à faire.
L'Ukraine est déjà victime de ce fléau des violences sexuelles. Des témoignages commencent à émerger. Toujours plus nombreux, au fur et à mesure de la libération des zones occupées: Boutcha, Irpin ou Khirsen. Mais les chiffres manquent encore, constate Céline Bardet. Une chose est sûre:
«S’ils restent sans rien faire alors qu’ils étaient au courant, il y a une sorte de laisser-faire. Et dans ce cas, on peut parler de crime de guerre.»
Un rapport publié le 3 avril de l'ONG Human Rights Watch, recense pour sa part des «crimes de guerre apparents», dont des cas de «viols répétés», commis entre le 27 février et le 14 mars, dans des zones occupées des régions de Tchernihiv, Kharkiv et Kiev.
Si le phénomène est, pour l'instant, difficile à quantifier, il risque d'être massif. Interrogée par 20 Minutes, l'historienne française Élodie Jauneau dit craindre que «d'ici trois semaines ou trois mois, on découvre un phénomène de masse de viols de l'armée».
Céline Bardet nous confirme que les cas vont remonter au fur et à mesure de la libération des zones occupées. «On l’a vu avec Boutcha et Khirsen. Toutefois, il faut faire extrêmement attention avec la propagande à laquelle on assiste des deux côtés. L’Ukraine exploite déjà les crimes de guerre présumés pour sa communication.»
Depuis le début des années 2000, plusieurs initiatives ont été lancées pour lutter contre l'utilisation du viol comme arme de guerre. Pourtant, ce fléau continue à sévir et on échoue à endiguer le phénomène.
Céline Bardet nous évoque, outre le fait «qu'il n’y a pas suffisamment de prévention», deux raisons possibles:
En effet, faire parler les victimes est une vraie difficulté.
La juriste constate toutefois de légères améliorations. «On en parle plus, c’est important. Les militaires ont tous des formations sur le droit international humanitaire.»
Heureusement, selon Céline Bardet, en Ukraine, la parole est plus libérée que dans d'autres zones de guerre. «C'est peut-être le signe que l'on a appris de conflits précédents. Tout le plaidoyer que nous avons fait, cela rentre un peu dans les consciences.»
Preuve que le sujet n'est plus tabou: la procureure générale d’Ukraine, Irina Venediktova, s'est lancée dans la récolte des témoignages et de preuves sur les crimes commis dans les territoires récemment abandonnés par les Russes. Le fait que «la procureure générale ouvre des enquêtes, c’est un message important», confirme la spécialiste Céline Bardet.
Pour faciliter le recensement des victimes, Céline Bardet, qui est également présidente de l'ONG WWoW, a mis sur pied un site internet. Nom de la plateforme: Back Up. Objectif de cet outil digital: permettre aux victimes de violences sexuelles du monde entier de s'alerter et de sauvegarder les éléments de preuve, comme des photos ou des documents médicaux.
Chaque dossier, traité au cas par cas, atterrit ensuite sur un Cloud sécurisé, muni d'un outil d’analyse qui dénombre les cas. «Cela permet à la fois de coordonner l’assistance aux victimes sur le terrain et de communiquer des données chiffrées fiables à des tiers, comme les médecins ou les journalistes», explique Céline Bardet. Il permettra aussi de répondre à une question fondamentale:
Autre objectif ce coffre-fort virtuel: «On se rend compte que c’est plus simple pour les victimes de s'annoncer via un outil. On peut ainsi les assister à leur rythme à elles et leur éviter de ne répéter leur témoignage à 12 000 personnes. Il faut absolument assurer leur protection».
Prévu initialement pour juin 2022, le déploiement de l'outil a été accéléré par la guerre en Ukraine. La plateforme recense une quinzaine de signalements qu’on peut considérer «valides». Une autre trentaine concerne des personnes que l'on n'arrive pas à suivre.
Une chose est sûre: «Nous ne sommes qu'au début de l’iceberg. L’accompagnement sera très long en termes de trauma».