Impacts de balles colmatés. Trous d'obus rebouchés. Vitres éclatées, recouvertes de cartons. Une frénésie de nettoyage s'est emparée d'Irpin: la ville se lave de l'occupation russe. Les Russes ont été défaits en mars, dans une bataille d'une extrême violence qui a anéanti une grande partie de la ville, mais dont l'issue a assuré le salut de Kiev. Dans ce «territoire libéré» – selon la formulation ukrainienne –, l'ultime reconquête, c'est la reconstruction.
Les ruines restent encore omniprésentes. Près de 7000 familles ont perdu leurs logements. Et quand ce ne sont pas les décombres, ce sont les mémoires et les traumas qui disent partout la bataille et l'occupation russe. Irina* (elle a demandé à changer de nom) fume une Vogue au milieu des ruines, là où elle continue de vivre. Son quartier a été pulvérisé. Le vent souffle fort. La tôle arrachée aux murs se secoue, dans une complainte grinçante, métallique.
Irina est restée tout le temps des combats, de l'occupation russe aussi. Comme tout ce qui l'entoure, elle s'est recouverte d'apparats depuis la libération. «Je me suis fait tatouer le nom de mes fils, de mon mari, le trident ukrainien», explique-t-elle.
Irina nous emmène voir l'abri où elle a passé plusieurs semaines avec ses fils et des voisins. La cave est obscure, étroite et pleine de gravats. «Les Russes étaient au-dessus. Ils venaient des fois ici. Pour nous, ça a été... Ça aurait pu être pire.» Dehors, son mari attend. Au début de l'invasion, il a rejoint la défense territoriale.
Le colosse raconte, sans rien laisser paraître: «Je combattais quelques kilomètres plus loin, là où les Russes n'étaient pas encore. Je me battais et je ne pouvais rien faire pour ma famille, qui était en zone occupée. Je n'avais plus peur de la mort, de plus rien en réalité. Je ne pensais qu'à l'horizon devant moi, ces quelques kilomètres à reprendre, là où ma femme et mes fils étaient. Si proches et pourtant si loin.»
Le voisinage, ceux qui sont restés tout le temps des combats fument en cercle autour d'Irina et de son mari. «Nous sommes aujourd'hui tellement liés..., dit Irina. Après tout ce que nous avons vécu ensemble, notre communauté s'est renforcée, si intensément, comme renaissante.» Un voisin promène un petit chien. Les regards lourds s'attendrissent. Le chiot disparaît, réapparaît, et joue dans les décombres.
Ce sentiment d'une communauté indestructible, née des ruines, tous le disent à Irpin. L'Ukrzaliznytsia, principal gestionnaire et exploitant du réseau ferroviaire ukrainien, a prêté plusieurs de ses trains pour les familles délogées. À l'arrêt, les trains font office de logements – que tous espèrent temporaires.
Anatoly, un vieil homme raconte: «J'ai tout perdu. Nous étions nous sur la ligne de front. Une centaine de civils planqués dans des caves. Ni eau ni lumière. On devait aller chercher l'eau au puits. On cuisinait dehors, sous le feu. Un vrai barbecue!» Anatoly rit avant de reprendre:
Il explique le nouveau lien qui unit sa communauté: «C'est parce que nous nous sommes retrouvés seuls. Seuls au milieu de la guerre, sans personne pour venir nous sauver. Seuls maintenant, car le gouvernement a du mal, et seules les collectivités locales, comme la mairie, peuvent un peu aider. Mais moi, je ne me fais pas d'illusion: je suis un vieil homme dont les enfants sont très loin. Je n'aurai personne pour m'aider à reconstruire».
Quelques compartiments plus loin, dans ce train de réfugiés à l'arrêt, Natalya a plus d'espoir: «J'ai deux petites filles et un garçon plus grand. Le gouvernement devrait donc nous aider à reconstruire, au moins à trouver un relogement. Sinon tout se fera avec nos économies, que nous n'avons plus». Natalya raconte pourquoi elle est revenue à Irpin: «nous avons réussi à fuir, trois jours après le début de l'invasion. Nous sommes revenus à Irpin mi-juin. Ici ce n'est pas idéal, mais c'est chez nous. Deux petites cabines pour quatre personnes, tout ce que nous avons encore...»
Sa fille s'agite, elle la prend dans ses bras:
Elle poursuit: «Les petites y croient encore. Mais mon fils ainé a 16 ans. Pour lui, c'est trop tard. Il n'y croit plus.»
Au même moment, une voix tonitruante retentit. Hector Jimenez-Bravo, le Gordon Ramsay ukrainien, cuisine exceptionnellement pour les habitants des trains – l'événement est aussi une petite promotion, tous les médias ont été invités. Rarement, une caméra s'égare et cadre un déplacé. Le récit des larmes et de la stupeur, rengaine désormais usitée en Ukraine, s'efface aussitôt dans la pop bruyante que crachent les enceintes.
Derrière le chef qui cuisine un poulet grillé à la citronnelle, le train à l'arrêt et ses passagers plus ou moins temporaires se fondent dans le décor. Deux rues plus loin, entre des bâtiments détruits, des enfants gardent la voie. Ils sont armés de pistolets à eau et jouent au «jeu du checkpoint».
«Faites voir vos papiers», crient-ils de leurs voix juvéniles. Un doigt sur une gâchette en plastique, ils prennent tous un air très sérieux. Les voitures s'arrêtent. Les passagers coopèrent, amusés. Au milieu des ruines, les enfants d'Irpin ont de nouveaux jeux.
Cet article a été publié initialement sur Slate. Watson a changé le titre et les sous-titres. Cliquez ici pour lire l'article original